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Rompre avec le pacte bourgeois


Gian Trepp, spécialiste de la place financière, développe dans l’article ici traduit et paru dans la Wochenzeitung du 7 juillet dernier une critique de la politique complaisante pratiquée par le PSS depuis de trop longues années à l’égard des banques.
Traduction : Olivier Longchamp, pour Pages de gauche

Le PSS et l’argent. La Suisse pourrait devenir une plaque tournante dans l’espace financier européen. Il est grand temps pour la social-démocratie d’inscrire la place financière et les banques à l’agenda politique.

 

 

La transformation de la place financière suisse en une plaque tournante de l’espace financier européen pourrait premièrement créer des places de travail et deuxièmement contribuer à mettre sur pied une Europe pacifique, sociale et écologique. Utopies ? Cette transformation serait possible si la gauche helvétique parvenait au moyen d’une politique financière et bancaire qui lui soit propre à briser l’hégémonie que le capitalisme financier anglo-américain d’inspiration néolibérale exerce sur les places financières. A ce jeu là, la politique de la gauche possède un avantage stratégique : elle est d’autant plus efficace qu’elle créée davantage de places de travail, alors que son succès provient, pour les partisans du capitalisme financier, exactement à l’inverse, d’une politique visant à baisser les coûts, donc à détruire autant de places de travail que possible. Le potentiel de création de places de travail qu’elle suppose rend la politique financière et bancaire de la gauche capable d’obtenir les suffrages d’une majorité de la population. C’est en tous les cas la thèse qui sera développée ici.

 

Mais d’abord, que signifie espace financier européen, et en quoi celui-ci aurait-il besoin d’une plaque tournante helvétique ? Il convient en tout premier lieu de retenir que l’espace financier européen ne s’identifie pas à l’espace défini par la zone monétaire commune. Le père spirituel de l’union monétaire créée en 1992 à Maastricht est le néolibéral canadien Robert Mundell, un partisan de l’ordre économique qui tend à minimiser l’action économique de l’Etat et qui veut à la place maximiser l’influence du marché, au cri de guerre « moins d’état et plus de profit ». Mundell a imaginé l’Euro à partir d’une économie financière, alors que l’espace financier européen à venir est construit sur les bases de l’économie réelle. Cette différence a une signification importante. En définitive, il s’agit de décider ce qui doit être favorisé : les gains en capital ou les places de travail. L’Euroland comme espace monétaire a permis de créer des marchés financiers unifiés pour des investisseurs internationaux. L’espace financier européen à venir renforcerait au contraire la force productive des économies nationales.

 

Un capitalisme social européen

 

En quoi donc l’espace financier européen serait-il à venir ? Le rêve germano-français d’une superpuissance européenne qui était l’horizon de vue d’Helmut Kohl et de François Mitterand lors de la fin de la guerre froide s’est interrompu avec l’échec de la constitution européenne. L’Europe a besoin d’un nouveau cap. Le fiasco de l’idée consistant à postuler un nouvel état fédéral européen est aussi le retour en force d’une Europe des patries (Charles de Gaulle), donc du modèle d’une union d’états fondée sur des intérêts économiques convergents. Ceci suppose donc la renationalisation et la re-régulation des relations économiques et financières internes à l’Europe, ce qui laisse entrevoir un espace financier et économique européen plus ou moins découplé des marchés globalisés dominés par les USA. Un tel espace économique des nations européennes est l’antithèse de la libre-économie de marché néolibérale des entreprises. Cet espace économique et financier européen pourrait représenter à moyen terme une variante spécifique du capitalisme, que j’aimerais appeler capitalisme social.

 

Quelques mots à présent au sujet de ce capitalisme social. Le capitalisme repose sur trois piliers conceptuels – la propriété privée, le marché et la concurrence – dans l’espace desquels les trois facteurs de production réels – la terre, le travail et le capital – déploient leur dynamique productive. La propriété pense, le marché guide, et la concurrence fouette. Le processus économique qui en résulte porte à la fois préjudice au facteur travail et au facteur terre au profit du facteur capital. (On peut se demander, par ailleurs, si le facteur terre passe à long terme à la trappe, mais c’est un autre débat.) L’idée selon laquelle le nombre croissant de ceux qui n’ont rien d’autre que leur force de travail pour vivre auraient la possibilité d’utiliser l’Etat démocratique pour défendre leurs intérêts face au cercle bien plus restreint des riches est fortement enracinée en Europe. Le capitalisme social, c’est le capitalisme financier domestiqué, la réévaluation du travail combinée avec le contrôle du capital, la limitation des profits individuels par l’intérêt commun social et écologique, la liaison de l’économie financière à l’économie réelle. Le capitalisme social crée de l’emploi par le contrôle des profits, tandis que le capitalisme financier maximise le profit au détriment du travail. En un mot : Le capitaliste financier est le chercheur d’or, qui creuse sa propre tombe par soif aveugle de profit : plus il creuse, plus il s’enfonce à la recherche d’or, plus les parois de sa mine risquent de s’effondrer sur lui. Le capitaliste social est le chercheur d’or qui, conscient du danger que représente la profondeur de sa mine, se met à en creuser une nouvelle ailleurs.

 

Si l’on regarde l’avenir, les contours d’une union d’états européens d’un type nouveau apparaissent. Ces états ont lié leur économie nationale – plus ou moins étroitement à des degrés écologiques et sociaux divers – à une économie et à un espace financier européen. Et cet espace financier européen a besoin d’une plaque tournante financière d’un type nouveau, capable de jouer le rôle de commutateur et de chambre de compensation pour les courants financiers internationaux des différentes économies nationales et qui réponde aux besoins des banques centrales, à ceux des banques et caisses d’épargne locales et régionales, ou des banques coopératives, écologiques ou alternatives. Si la qualité des prestataires privés de services financiers est bonne et si la légalité des affaires conclue est assurée, alors la Suisse sera partie prenante de cet espace financier européen, comme membre de l’Union Européenne ou comme membre associé – une question d’ailleurs d’importance secondaire. La place financière suisse pourrait ainsi servir également comme interrupteur entre l’Europe et une finance mondiale dont la re-politisation et la re-régionalisation paraît aujourd’hui être un scénario plausible.

 

Si la politique financière et bancaire de la gauche parvenait vraiment à instaurer les bases légales d’une plaque tournante financière telle que décrite ci-dessus, des places de travail supplémentaires figureraient en récompense à la clé. Il s’agirait alors de places de travail dont la création dépendrait de mutations qualitatives, et non d’une croissance simplement quantitative – pourtant toujours souhaitée par l’économiste en chef de l’USS Serge Gaillard et le secrétaire d’Etat à l’économie Jean-Daniel Gerber.

 

La politique bancaire de la gauche dans le retroviseur

 

 

Réforme ou révolution ? Le comportement de la gauche suisse à l’égard de la place financière et des banques reflète les deux traditions historiques du mouvement ouvrier international. La ligne – avortée – marxiste-léniniste des combats révolutionnaires de la classe ouvrière contre le capital financier, est représentée par le parti communiste suisse et toutes les organisations qui lui ont succédé. L’autre, la tradition réformiste – triomphante – du pacte bourgeois unissant la social-démocratie (PSS) avec le capital financier, suppose que soit renoncé à une politique spécifique en matière bancaire ou de place financière. Sur ce pacte bientôt centenaire se fonde la stabilité politique, sans laquelle les affaires extérieures des grandes banques n’auraient pas pu prospérer comme ce fut le cas pendant la Première Guerre mondiale ou au cours des années vingt dorées. C’est encore sur le socle de cette paix bourgeoise à peine égratiné pendant la crise que se fondent les affaires réalisées par les banques durant la Deuxième Guerre mondiale une nouvelle fois très profitable, lors de la guerre froide lucrative ou, final furieux, durant les années nonante, lorsque survint la bulle spéculative de la New-Economy. Grâce à cette stabilité, les placements des riches de ce monde affluent depuis un siècle en Suisse pour y être administrés. Des capitaux que les banques investissent ensuite à l’étranger et gèrent depuis la Suisse.

 

En guise de gratification pour cette paix sociale, le cartel des forces bourgeoises octroya aux élites du PSS quelques prébendes au sein du marché bancaire intérieur. A quelques exceptions près – comme dans l’organe dirigeant de la banque cantonale grisonne, où la demande de représentation des socialistes, pourtant légitimée depuis longtemps par leurs scores dans les urnes, continue à leur être refusé par la majorité bourgeoise – les portes, auparavant verrouillées, des conseils d’administration des banques cantonales et des caisses d’épargnes et de crédit locales se sont ouvertes à l’élite du PSS. Simultanément, des places de travail bien rétribuées sont apparues dans le service étranger des grosses banques et même le fisc encaisse sa part du profit réalisé par la place financière. Le pacte bourgeois entre PSS, capital et peuple s’exprime jusque dans la composition de la commission fédérale des banques, qui est dirigée depuis des décennies et à la grande satisfaction des grandes banques par le citoyen radical bernois Kurt Hauri et par le camarade socialiste Daniel Zuberbühler.

 

Abstinence traditionnelle

 

La seule tentative sérieuse de la part du PSS de rompre la paix bourgeoise conclue avec les grandes banques et de mettre en pratique sa propre politique à l’égard de la place financière était l’attaque frontale contre le secret bancaire de 1984 qui a échoué devant le verdict des urnes. Dix ans plus tard, en 1994, le PSS était à nouveau relégué, en matière de politique bancaire et financière, dans son abstinence traditionnelle. Le concept économique développé en 1994 par un groupe de travail proche du président du PSS d’alors, Peter Bodenmann, déclinait expressément toute politique bancaire ou de la place financière. Ceci au nom de l’argument selon lequel une « pure société de services » constituée de façon prépondérante de banques et d’assurance ne pouvait pas représenter le but d’une politique économique de gauche. C’est dans l’industrie que la politique économique du PSS comptait, en 1994, développer de nouvelles places de travail ; une stratégie qui se révéla bientôt illusoire.

 

Dans le sillage de son 94ème concept économique, la realpolitik du PSS a de nouveau abandonné le thème des banques et de la place financière au néolibéralisme triomphant. Le seul camarade qui a eu l’occasion de diriger une grande banque a été transféré voici quelques années déjà à la BZ-Bank du capitaliste de casino Martin Ebner. Il s’agit de Kurt Schildknecht, qui s’était engagé chez Ebner après que des intrigues de radicaux proches des milieux économiques eussent saboté avec succès son élection au directoire de la BNS et son embauche comme directeur de la Banque Leu & Co. La realpolitik du PSS n’eut rien à redire ou presque, non plus, au sujet de la transformation dans la seconde moitié des années nonante des trois grandes banques suisses en deux instituts américains factices selon les meilleures recettes du capitalisme financier anglo-américain. (Le Crédit Suisse est aujourd’hui – à la différence de l’UBS complètement américanisée – en train de se re-nationaliser en pratiquant une stratégie de banque unique, mais c’est une autre histoire). Pendant toutes ces années, le PSS abandonnait volontiers la partition critique à l’égard des banques helvétiques aux œuvres d’entraide et à Jean Ziegler.

 

La politique bancaire de la gauche à l’avenir :

 

L’implosion de la New Economy au printemps 2000 et l’attaque contre le WTC en septembre 2001 ont mis en place un processus qui a transformé de fond en comble la politique, l’économie et la finance mondiales. De grosses entreprises, parfois des pays entiers, comme la Somalie, ont disparu de la carte du monde. Rien n’est resté pareil. Et il en est de même pour la place financière suisse. Le pays de cocagne que la Suisse était devenu dans la constellation politique de la guerre froide n’existe plus. Le pacte bourgeois que le PSS avait conclu avec les deux grandes banques UBS et Crédit Suisse et avec les trois grosses assurances (Swiss Re, Zurich Financial et Swiss Life) est lui aussi remis en cause. La question actuelle est la suivante : le PSS reste-t-il le « Junior-partner » attentiste du capital financier, ou décide-t-il au contraire de développer sa propre politique en matière de banques et de place financière ?

 

La direction suivie par les deux grandes banques et les trois super-assurances est claire. Celles-ci se définissent comme des unités de « Global-Shareholder Value », qui cherchent à maximiser leur valeur sur les marchés financiers dominés par les USA. Leur modèle d’activité consiste à acquérir de l’argent de clients suisses qu’elles gèrent ensuite sur les marchés financiers globalisés. Pour se procurer de l’argent, elles affichent l’étiquette helvétique ; pour le placer, elles insistent sur leur lien avec la superpuissance US. Dans cette stratégie, le nombre de places de travail de la place financière suisse est d’une importance secondaire. L’UBS, porteuse de l’étendard du capitalisme financier en Suisse occupe ainsi 66’000 collaborateurs dans le monde, 26’000 en Suisse, autant aux USA, 10’000 en Europe et 4’000 en Asie. Le nombre de places de travail aux USA a tendance à augmenter et tandis qu’il diminue en Suisse. Les espoirs de croissances du chef de l’UBS Marcel Ospel résident dans la création d’une banque d’investissement aux USA.

 

Récemment, un autre porteur d’étendard du capitalisme financier néolibéral s’est profilé auprès de la Banque nationale suisse à côté du chef de l’UBS Marcel Ospel : Philipp M. Hildebrand, membre du Directoire. Si l’on se fie à ce qui figure dans sa contribution « Évolutions récentes dans le secteur des Hedge-Funds » publiée dans le premier bulletin trimestriel de la BNS pour 2005, ce dernier veut transformer la Suisse en adresse de référence pour les affaires globales de « Hedge-Funds ». Les « Hedge Funds » sont des véhicules de spéculation privée qui permettent de gigantesques paris sur les pronostics des tendances des marchés financiers au moyen de dérivés financiers. Si le pronostic spéculatif est juste, le tiroir caisse tinte. S’il est erroné, de lourdes pertes apparaîtront. Dans le pire des cas, c’est à dire quand l’effet de levier des dérivés propulse les pertes occasionnées dans des sphères littéralement astronomiques, les banques centrales interviennent avec des crédits géants pour éviter un crash financier généralisé. Ainsi en fut-il lors de la banqueroute du Fonds LTCM en 1998. Hildbrand encense donc la communauté restreinte et concentrée des banques d’investissement actives mondialement à qui on pourrait, selon lui, sans autres abandonner le contrôle des risques en matière de « Hedge Funds ». Toujours selon lui, « un management des risques discipliné et circonspect dans la branche des « Hedge-Funds » de la part des banques d’investissement actives mondialement est la meilleure précaution contre les risques d’effondrement des crédits ou les suites potentiellement dommageables d’emprunts de moyens externes ».

 

Bingo pour le capital financier ! Hildebrand, qui a fait le serment professionnel de défendre le franc fort durant la période de son mandat donne ainsi le feu vert à l’internationale des spéculateurs spécialisés en « Hedge Funds ». Et ne craint pas non plus, après Enron, AIG et tous les autres scandales de Wall Street, de glorifier cyniquement les « banques d’investissement actives mondialement ». Il convient de savoir à ce propos que Hildebrand a été lui-même durant 5 ans spéculateur en « Hedge Funds ». Introduit dans les cercles étroits de cette branche par rien moins que Louis Bacon lui-même, le légendaire magicien-financier que le magazine américain a une fois décrit ainsi : « Un macro faiseur d’argent plein de secret, légèrement paranoïde, qui possède en propre une bonne partie des sept milliards de dollars avec lesquels il s’amuse ». Avant d’être engagé par Bacon, Hildebrand avait obtenu une licence en Lettres au Canada et étudié an Grande-Bretagne, puis débuté au World Economic Forum de Klaus Schwab.

 

Un mauvais Deal :

 

Si le PSS prolonge le pacte bourgeoise traditionnel avec le capital financier, cela aura alors – pour le formuler abruptement – deux conséquences : cela diminuera le nombre de places de travail sur la place financière suisse et positionnera la Suisse comme valet de l’impérialisme US. Ce sont là de graves désavantages potentiels pour l’économie nationale. Il y aura certes, en guise de consolation, de hauts rendements des capitaux pour l’actionnariat international des deux grandes banques, des trois grosses assurances et des petits et moyens prestataires de services financiers. C’est pourtant une mauvais affaire pour une grande majorité de la population suisse, une affaire par ailleurs vouée d’avance à un succès restreint. Les néolibéraux comme Ospel ou Hildebrand taisent volontiers l’antagonisme profond qui oppose le néo-conservatisme et le néolibéralisme. Si les premiers vénèrent la force, les seconds vénèrent le marché. Reagan a gagné la guerre froide avec le marché comme arme. Aujourd’hui, Bush est en train d’offrir le pouvoir aux marchés. Sa doctrine de l’impérialisme unilatéral en matière de politique étrangère ne tolère que des barbares et des vassaux qui doivent être soumis même au prix d’une violence illimitée et à celui de la liquidation des conventions de Genève. L’empire US n’a pas que des soldats et des armes dans son arsenal. Il est capable aussi de protectionnisme et de guerre économique. C’est à ceci que le futur vassal suisse devrait se frotter, au prix des dommages que subirait l’économie nationale à un tel jeu.

 

L’Europe se trouve aussi sous la pression de la politique étrangère US, ce qui boucle le cercle du capitalisme social européen esquissé ici. Dans l’intérêt de l’économie suisse, la place financière serait bien inspirée de se positionner d’abord comme une plaque tournante de l’espace financier européen à venir, capable de s’entremettre dans les flux financiers provenant des économies européennes, et de n’être qu’en second lieu la plaque tournante du capital financier sur des marchés globalisés.

 

Une version longue de ce texte intitulée « Die Schweiz im Europäischen Finanzraum » (La Suisse dans l’espace financier européen) est paru dans la revue « Widerspruch. Beiträge zu sozialistischer Politik » Nr. 48, Zurich, 2005. www.widerspruch.ch

 

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