0

Pour une nouvelle critique des médias à l’ère de la communication numérique


Manuel Grandjean, Directeur du Service Ecoles-Médias du Dpt genevois de l’instruction publique


Une lecture manichéenne du monde médiatique n’est plus adéquate. Pas plus qu’une dénonciation des dérives journalistiques sans défendre et appliquer pour soi l’éthique de la profession.

A gauche, la critique des médias repose sur un schéma bien connu : la puissance engendre la corruption (à l’inverse, la pauvreté serait-elle garante de l’honnêteté ?). L’information étant plus que jamais une ressource-clé, les moyens de communication appartenant de plus en plus à des concentrations qui, souvent, se livrent à des activités industrielles (concernant généralement des « réseaux » : eau, routes, etc.), les journalistes seraient devenus -de façon massive et homogène- les « nouveaux chiens de garde » de notre système économique [1] .

Cette analyse sous-tend, avec plus ou moins de nuances, l’action des associations de critique des médias en France, lesquelles n’ont pour l’instant pas d’équivalent en Suisse. Acrimed, née de l’occultation par la grande presse du mouvement social de 1995, note que « la confusion entre pluralité et diversité [des médias] permet d’entretenir l’illusion du pluralisme ». L’Observatoire français des médias –largement inspiré par le Monde diplomatique– observe que ce sont les médias, « puissance sans contrepoids », « qui fixent les termes du débat politique et en sélectionnent les acteurs ».

Un faisceau conservateur

Aussi pertinente qu’elle puisse être, cette critique radicale des médias, calquée sur le schéma des luttes de l’ère industrielle, ne suffit plus. Peut-être même détourne-t-elle aujourd’hui de l’enjeu fondamental qui est posé à nos sociétés surinformées, du moins en Occident.

Il faut d’abord noter que, dans la sphère du néocapitalisme, la propriété n’est pas égale à un contrôle absolu sur les contenus et que des journalistes, dans tous les médias, s’efforcent et réussissent à pratiquer un journalisme de qualité. Des propos comme ceux de l’industriel français Serge Dassault, qui a déclaré que l’acquisition de l’Express et du Figaro lui permettrait de « faire passer un certain nombre d’idées saines » [2] , restent marginaux. Le spectacle offert par nos médias le démontre quotidiennement : il n’y apparaît généralement aucune ligne cohérente, mais un faisceau reflétant l’air du temps, donc conservateur et excluant les extrêmes [3] .

En réalité, ce qui intéresse aujourd’hui les patrons de presse et les éditeurs, c’est avant tout la rentabilité et non la cohérence idéologique. Ce n’est pas pour une autre raison que le discours altermondialiste de José Bové trouvait éditeur en 2001 à La Découverte, alors propriété de la multinationale Vivendi, et que le marchand d’armes Lagardère, via sa maison d’édition Les Mille et une nuits, héberge la collection de livres d’attac… On pourra évidemment invoquer la récupération ou une tolérance alibi, mais non sans risque de céder à la théorie du complot.

Le monopole perdu des journalistes

Le schéma d’une confiscation des médias par les puissants souffre d’un bien plus grand décalage encore, lié aux évolutions récentes et massives du monde de la communication.

Premièrement, la valeur de l’information change : elle doit maintenant être accessible gratuitement. Evolution ambivalente, puisque l’information est à la fois dévalorisée par son imbrication avec la publicité qui la finance, et à la fois survalorisée par l’idée que, comme l’air ou l’eau, il s’agit d’un bien commun de l’humanité.

Deuxièmement, un nouveau moyen a fait une entrée en force dans l’arène médiatique : Internet, un média qui modifie très profondément l’accès à l’information et sa production.

Ces mutations mettent en crise le journalisme. Dans les médias, il est attaqué par la dépendance financière croissante envers la publicité. Face au public, il a perdu ses prérogatives, en raison de la possibilité d’accéder en ligne directement à des sources et de publier ses textes, images ou sons.

Quant aux milieux progressistes, ils ne se sont jamais vraiment sentis concernés par les valeurs journalistiques –recherche de différentes sources, vérification rigoureuse, rectification des erreurs, respect des personnes, parole donnée à toutes les parties, honnête intellectuelle-, ni dans leur façon de faire le procès des médias, ni dans leur propre usage des moyens de communication. Mais ce qui pouvait être une stratégie payante (ou du moins cohérente) dans un monde médiatique simple –les médias inféodés aux puissants d’un côté, les masses de l’autre– est aujourd’hui stérile.

De même que le sociologue Luc Boltanski appelait il y a quelques années à dépasser les anciens schémas d’analyse pour critiquer un capitalisme qui avait su se redéployer, il faut repenser la critique des médias.

La dénonciation des concentrations de pouvoir, des manipulations de grande envergure et de la volonté de contrôle des Etats ou des puissances économiques ne perd pas toute son actualité, mais certainement de sa pertinence : dans le brouhaha médiatique actuel, il apparaît moins important de conquérir des espaces d’expression dans les médias en place que de défendre la position de médiateur digne de crédit qui devrait être celle du journaliste et œuvrer à ce que chacun acquiert –dès la scolarité– les moyens intellectuels de décrypter l’information reçue et d’en diffuser de façon responsable.


 

[1] Selon le titre d’un livre publié en 1997 par Serge Halimi.

[2] Interrogé par Pierre Weill sur France Inter le 10 décembre 2004 à 8h20.

[3] La charte du groupe Edipresse, datant de juin 1993, définit ainsi la ligne générale de ses publications : « respect de la démocratie parlementaire, adhésion à l’économie de marché, exclusion des extrêmes ».

webmaster@pagesdegauche.ch

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *