Le socialisme démocratique

Dan Gallin •

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Il y avait un temps où tout socialiste apprenait dans sa formation de base qu’il ne peut y avoir de socialisme sans démocratie, ni de démocratie sans socialisme. Cela veut dire, en termes simples, que sans la participation la plus large de citoyens actifs et informés dans la gestion du pouvoir, et sans institutions garantissant les droits démocratiques et civiques pour tous, un système soi-disant socialiste ne pouvait que sombrer dans une dictature bureaucratique et que, d’autre part, le contrôle démocratique des citoyens ne pouvait s’arrêter aux portes des entreprises et des banques et que le pouvoir de l’argent, autant que le pouvoir politique, devait lui être soumis. Ces idées sont fortement ancrées dans la culture socialiste. Or, le fondement de la liberté, s’il s’agit de la liberté de tous et pas seulement de celle de quelques-uns, est justement la démocratie.

Il ne peut y avoir de socialisme sans démocratie, ni de démocratie sans socialisme.

Marx et le socialisme démocratique

La contribution fondamentale de Karl Marx a précisément été d’avoir démocratisé le mouvement socialiste, condition préalable indispensable pour en faire un instrument de la démocratisation de la société. Avant Marx, le socialisme était autoritaire. Depuis des siècles, des penseurs et des militants s’étaient révoltés contre les injustices et les cruautés des sociétés dans lesquelles ils vivaient et, à partir de cette révolte, avaient élaboré des architectures d’un ordre social idéal. Mais qu’il s’agisse de philosophes comme Tommaso Campanella ou Thomas Moore, de penseurs philanthropes comme le Comte de Saint-Simon, Étienne Cabet, Charles Fourier ou Robert Owen, ou de révolutionnaires comme Gracchus Babeuf, parmi d’autres, les précurseurs du socialisme moderne ne pouvaient envisager que des dictatures pédagogiques, dirigées par un maître éclairé ou des élites auto-désignées, qui imposeraient un nouvel ordre social par décret, ou par le succès d’une conjuration – pour le bien du peuple, bien sûr, mais jamais avec le peuple et en tout cas pas par le peuple. Ne parlons même pas du sinistre Proudhon, qui sert de référence aussi bien à des milieux d’extrême droite qu’à une certaine gauche, sans doute inconsciente de son autoritarisme foncier, de son racisme de principe, de son antisémitisme, de son mépris à l’égard des femmes et d’ailleurs à l’égard du peuple en général.

Marx rompt avec cette tradition et livre ses premiers combats politiques contre les conjurations élitistes typiques du mouvement révolutionnaire de son époque. Il s’éleva avec force contre ceux qui étaient prêts à sacrifier la liberté au nom de l’égalité et « qui veulent faire du monde une caserne ou une usine géante » comme il le disait dans la Déclaration de la Ligue des Communistes en 1847.

Il disait aux travailleurs de son temps : « Il vous faudra traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de guerres internationales, non seulement pour changer les conditions régnantes mais encore pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à exercer le pouvoir politique », alors que d’autres disaient que les travailleurs pouvaient prendre le pouvoir n’importe quand par un acte de volonté, et que d’autres encore disaient qu’ils ne le pourraient jamais. Parmi ses citations les plus célèbres, il y a non seulement le « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » du Manifeste communiste, mais aussi la première phrase du préambule des statuts de la Première Internationale : « Considérant que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes… ».

De quoi fallait-il s’émanciper et qu’est-ce que voulait dire « exercer le pouvoir politique » ? Ce qui était inacceptable pour Marx et pour tous les socialistes, hier comme aujourd’hui, était une organisation de l’économie et de la société qui condamnait la majorité de la population à la misère tout en concentrant une richesse et un pouvoir incommensurables dans les mains de quelques-uns.

Socialisme et communisme

Les socialistes qui avaient compris les fondements du marxisme, ou qui avaient fait l’expérience directe du stalinisme, ne pouvaient qu’être anti-communistes, justement parce que socialistes. Le « communisme réellement existant » du bloc soviétique était évidemment une monstrueuse imposture, l’un des régimes les plus répressifs et régressifs de notre temps, et par n’importe quelle définition le contraire du socialisme.

Orwell, qui l’avait expérimenté durant la guerre d’Espagne, l’avait compris par instinct ; mais en termes de sociologie politique, le système économique et social de l’URSS ne pouvait être compris qu’en posant des questions marxistes : qui décide de l’affectation de la plus-value ? Quelle classe y détient le pouvoir ? Par quelles institutions ? Les théoriciens socialistes les plus représentatifs arrivaient à la conclusion qu’il s’agissait d’une société de classe d’un type nouveau, dans laquelle une classe dirigeante, la bureaucratie, maintenait son monopole sur le pouvoir politique par la terreur policière et militaire et, du fait de ce monopole, détenait collectivement les moyens de production formellement propriété de l’État.

Karl Kautsky, le théoricien et leader de la social-démocratie allemande avant la guerre de 1939-45, écrivait déjà en 1929 : « Là où l’appareil de l’État est un instrument dans les mains d’une minorité pour subjuguer la grande majorité de la population, toute nationalisation des moyens de production renforce le despotisme de la minorité et aggrave la servitude des masses laborieuses. Un processus de nationalisation entrepris par un État de ce type représente l’opposé de celui auquel nous aspirons »[1]. À partir des années 1940, la même analyse, à quelques détails près, était celle de penseurs marxistes venant d’horizons divers : Shachtman, Cliff, Castoriadis, Djilas, entre autres[2]. Il fallait aussi se souvenir de l’avertissement de Rosa Luxemburg, révolutionnaire socialiste et démocrate, dix ans plus tôt :

«La liberté réservée aux seuls partisans du gouvernement, aux seuls membres d’un parti – fussent-ils aussi nombreux qu’on voudra – ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme pour la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et qu’elle perd son efficacité quand la « liberté » devient un privilège. […] Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie est le seul élément qui reste actif. C’est une loi à laquelle nul ne se soustrait. La vie publique entre peu à peu en sommeil : quelques douzaines de chefs de parti, d’une énergie inépuisable et d’un idéalisme sans bornes, dirigent et gouvernent : parmi eux, la direction est en réalité aux mains d’une douzaine d’hommes à cerveau éminent, et une élite de la classe ouvrière est de temps à autre convoquée à des réunions pour applaudir aux discours des chefs, voter à l’unanimité les résolutions qu’on lui présente – c’est donc, au fond, un gouvernement de coterie – une dictature, il est vrai, mais non pas la dictature du prolétariat, non : la dictature d’une poignée de politiciens, c’est à dire une dictature au sens bourgeois, au sens de la domination jacobine.»[3]

Rosa Luxemburg (1871-1919)

Il a donc toujours été absurde pour un socialiste d’appeler l’Union soviétique et les pays sous son contrôle « pays socialistes ». Même le terme « Union soviétique » était déjà une imposture : en fait d’« Union », c’était une prison des peuples, et les « Soviets », c’est-à-dire les « conseils » par lesquels le peuple était censé exercer le pouvoir, n’étaient plus qu’une fiction à partir de 1921. Le terme « communiste » lui-même était une imposture qui détournait le sens du « communisme » de Marx. La description exacte de ce système économique était le « collectivisme bureaucratique » (pour certains, le « capitalisme d’État ») et sa désignation appropriée était le « stalinisme ». En fait, pour les socialistes, aucun « pays socialiste » n’a jamais existé dans l’histoire.

La gauche socialiste, les anarchistes et les communistes dissidents ont été les premiers à révéler au monde et à dénoncer les crimes du stalinisme, en général dans un climat d’indifférence et d’hostilité, non seulement de la part des PC contrôlés par Moscou mais de la part de la droite. C’est grâce à eux que l’on savait, pratiquement en temps réel, la vérité sur les millions de paysans qui avaient succombé à des famines organisées en Ukraine, et combien de socialistes, de communistes dissidents, d’anarchistes, parmi d’autres, avaient péri dans les prisons et dans les camps, sur les chantiers du Canal de la Mer Blanche, à Vorkuta, dans la Kolyma, dans des camps sans nom dans toute l’URSS, plus tard dans toute l’Europe de l’Est.

Il faut rendre hommage aux militants, aux cadres et aux dirigeants des partis socialistes et sociaux-démocrates dans toute l’Europe centrale et de l’Est occupée par l’armée russe dès 1945 qui ont sacrifié leur liberté ou leur vie pour avoir refusé la fusion forcée, imposée par l’armée d’occupation, avec les partis communistes[4]. Il ne faut pas non plus oublier le rôle du SPD sous la direction de Kurt Schumacher dans la lutte pour l’indépendance de Berlin. Le refus du SPD à Berlin-Ouest de fusionner avec le PC a non seulement assuré la liberté de la ville, mais a influé de façon décisive sur le cours de l’histoire allemande[5].

Le socialisme autoritaire

Cependant, comme l’expliquait Hal Draper[6], le socialisme a deux âmes : son âme démocratique, qui lui vient de Marx et à laquelle il doit d’être le grand mouvement de libération qu’il est, et son âme autoritaire qui lui vient de la tradition utopiste. Cette âme autoritaire est renforcée par les pesanteurs de la société bourgeoise, profondément autoritaire elle-même (« die alte Scheisse » disait Marx) dont le mouvement socialiste, et surtout la droite socialiste, a beaucoup de peine à se débarrasser.

Des théoriciens de la tendance la plus réformiste du travaillisme anglais, tels que Sidney et Beatrice Webb, qui abominèrent la révolution russe d’Octobre (chaotique et foireuse) encensèrent Staline qui avait mis de l’ordre dans tout cela[7]. On peut citer d’autres exemples, non seulement en Angleterre, où la tendance bureaucratique et technocratique du réformisme social-démocrate se découvrait des affinités avec le régime stalinien. Si pour Lénine, le socialisme était « l’électricité plus les Soviets », pour ceux-là l’électricité suffisait. Il y avait évidemment, d’autre part, les socialistes de gauche pro-staliniens. Léon Nicole à Genève, ni bureaucrate, ni technocrate mais grand tribun populaire, en revanche autoritaire, et grand passionné dont l’intelligence n’était pas à la mesure de sa passion, racontait approximativement les mêmes sottises en revenant d’URSS que le couple Webb[8].

Le problème de fond réside dans les tendances autoritaires intrinsèques à une conception du socialisme qui le réduit à une économie administrée par une élite politique ou militaire.

Le problème de fond réside dans les tendances autoritaires intrinsèques à une conception du socialisme qui le réduit à une économie administrée par une élite politique ou militaire. Il subsiste un avatar de ce daltonisme en matière de démocratie face à des régimes ou des mouvements autoritaires autoproclamés « socialistes » : les déchets politiques post-staliniens, mais aussi certains milieux tiers-mondistes (et socialistes) qui continuent à s’accrocher à la Chine ou à Cuba comme à des terres promises de rechange. Avant 1917, aucun socialiste n’éprouvait le besoin d’une terre promise parce que le socialisme était dans sa tête et dans son cœur, et cela suffisait pour créer le mouvement social international le plus important de l’histoire moderne.

Dans le cas du PSS, la culture politique a été formée, au cours de décennies par des hommes comme Hermann Greulich et Robert Grimm, par Charles Naine et Pierre Graber, par Karl Dellberg et Paul Golay, par Jules Humbert-Droz et Walther Bringolf qui, eux, savaient à quoi s’en tenir en ce qui concernait les régimes totalitaires. Le fait qu’en 1939 le PSS ait exclu Léon Nicole et les PS de Genève et de Nyon pour avoir soutenu le pacte entre Hitler et Staline, pèse plus lourd dans l’histoire du parti que les inepties de certains à l’adresse des Rois Ubu du stalinisme, d’ailleurs controversées à l’époque à l’intérieur du parti.

Les années 1930

Le mouvement ouvrier des années 1930 est divisé en deux grands blocs, la social-démocratie et les communistes, mais ils ne sont pas seuls. Des courants socialistes révolutionnaires indépendants se manifestent dès la fin de la Première Guerre mondiale. Ils proviennent en partie des oppositions socialistes anti-militaristes et internationalistes de la guerre 1914-1918, qui refusent cependant d’adhérer au Komintern (l’internationale pilotée par les bolcheviks), constitué en mars 1919, dans la plupart des cas par refus des 21 conditions d’adhésion. Par la suite l’immobilisme et le légalisme des grands partis social-démocrates face à la menace fasciste créent de nouvelles scissions sur leur gauche. Il faut noter dans ces premiers regroupements des socialistes de gauche le rôle des organisations socialistes russes, ukrainiennes et géorgiennes, déjà contraintes à l’exil : les mencheviks de différentes tendances, notamment les internationalistes de Martov, le Bund des travailleurs juifs, les socialistes révolutionnaires de gauche, les SR d’Ukraine et d’Ukraine subcarpathique, les Géorgiens avec Tseretelli, Zhordania et Ramishvili, assassiné à Paris en 1930 par un agent du NKVD. 

Les syndicalistes révolutionnaires en Espagne (CNT), qui avaient adhéré à l’Internationale syndicale rouge (ISR) lors de sa constitution en 1921, la quittent dès 1922, pour reconstituer l’Association internationale des Travailleurs (AIT) en Internationale syndicale anarcho-syndicaliste. Andreu Nin, qui avait participé au congrès de fondation de l’ISR comme délégué de la CNT, rejoint le Parti  communiste de l’URSS, devient secrétaire général adjoint de l’ISR de 1921 et le reste jusqu’en 1927 lorsqu’il rejoint l’Opposition de gauche. En France, des syndicalistes révolutionnaires qui avaient rejoint le PC, notamment Pierre Monatte et Alfred Rosmer, en sont exclus en 1924 et fondent La Révolution prolétarienne, en rupture avec le Komintern.

Marina Ginestá à Barcelone (photo: Hans Gutmann)

La troisième source du socialisme révolutionnaire est celle des oppositions communistes, surtout après la « bolchévisation » lancée par Staline en 1924, qui aboutit à la subordination totale des partis communistes au Parti-État soviétique et entraîne des vagues successives d’exclusions. La résistance politique à la prise de pouvoir par Staline dans le Parti communiste de l’URSS donne lieu à deux tendances principales qui ont des prolongements internationaux : « l’Opposition de gauche », qui se manifeste dès 1923, animée par Trotsky, devient un courant international en 1930. Elle se transforme en IVe Internationale en 1938. D’autre part, « l’Opposition de droite », qui soutient Boukharine, devient à son tour un courant international en 1930, fortement implanté en Allemagne, en Suède et aux États-Unis.

De 1923 à 1932 le regroupement international de la gauche socialiste et de ses courants révolutionnaires est fait de scissions et de fusions successives, au fur et au mesure que la crise des grands partis, social-démocrate et communiste, s’approfondit, et que l’issue de ces crises ne peut plus être trouvée dans le cadre de ces partis. Après l’échec des tentatives de reconstitution de l’unité ouvrière se pose la question d’une nouvelle Internationale.

Le Centre marxiste révolutionnaire international se crée en 1932 à l’initiative de l’Independent Labour Party (ILP) britannique, qui en assure le secrétariat. Il s’appelle par la suite Bureau International de l’Unité Socialiste Révolutionnaire mais reste plus connu sous le nom de Bureau de Londres. Il rassemble des partis de treize pays, issus, d’une part, de scissions de la gauche de la social-démocratie, tels que le Parti socialiste ouvrier allemand (SAP), le Parti socialiste unitaire en Roumanie,  ou, en France, la Gauche révolutionnaire de la SFIO (qui en 1938 devient le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP)), d’autre part, de scissions des partis communistes, tels que le Parti socialiste de Suède, ou l’Opposition communiste (KPO) en Allemagne. Le Parti travailliste norvégien est le seul parti ouvrier, très majoritaire dans son pays, qui adhère en bloc, mais il rejoint l’Internationale socialiste en 1933. Le Bund, à la fois parti et syndicat des travailleurs juifs, surtout ancré en Pologne, est membre du Bureau jusqu’en 1930 et rejoint ensuite l’Internationale ouvière et socialiste[9]

Les partis du Bureau de Londres sont divisés sur la question du Front populaire ou du Front d’unité ouvrière. Ils appellent à l’unité des partis socialistes et communistes contre la montée du fascisme, rejoignant ainsi Trotsky, mais un rapprochement avec le mouvement trotskyste échoue : la majorité des partis du Bureau s’oppose à la création d’une nouvelle Internationale. La majorité de ces partis, aux origines politiques hétérogènes, considère que la fondation d’une Internationale serait prématurée, et qu’elle ne saurait de toute façon pas s’appuyer sur les groupuscules trotskystes. Trotsky lance alors des polémiques contre le « centrisme » du Bureau, et notamment contre le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) en Espagne, issu de la fusion en 1935 de la Gauche communiste (trotskyste) avec le Bloc ouvrier et paysan (BOC), proche de l’opposition de droite.

Le coup d’État des généraux fascistes en Espagne en juillet 1936, qui déclenche la révolution en Catalogne et la guerre civile dans tout le pays, change radicalement la situation politique de la gauche révolutionnaire. Après les batailles perdues contre le fascisme dans toute l’Europe, voici que s’ouvre un nouveau front, une bataille que le mouvement ouvrier peut gagner. Cependant, Staline et le Parti communiste espagnol à ses ordres, sont décidés à détruire les forces révolutionnaires, en premier lieu le POUM, susceptibles de prendre la direction d’une révolution ouvrière qui pouvait servir d’exemple alors que Staline était en train de liquider ce qui restait de la Révolution russe. L’URSS est en position de force : alors que les démocraties occidentales refusent leur aide à la République, elle reste le seul pays, avec le Mexique, à lui apporter une aide militaire, assortie de conditions politiques qui finissent par paralyser les institutions de l’État. Dès lors, le rapport de force change, les staliniens reprennent l’initiative.

Le 3 mai 1937, une police politique sous contrôle communiste tente de prendre le contrôle de la Centrale téléphonique de Barcelone tenue par les anarchistes de la CNT, qui résistent. La ville entière, majoritairement cénétiste, se soulève et élève des barricades. Les militants du POUM se joignent à ceux de la CNT, mais la direction de la CNT, qui a intégré le gouvernement de la République, appelle ses militants à cesser la résistance. La révolution espagnole est désormais désarmée. Les communistes obtiennent la démission de Largo Caballero[10] et son remplacement par Negrin, socialiste de droite mais collaborateur des communistes. Plus rien ne s’oppose à la répression. Andreu Nin, principal dirigeant du POUM, est enlevé par une équipe du NKVD et torturé à mort. Il fallait lui faire signer des « aveux » des complicités du POUM avec les fascistes, qui devaient ensuite servir à faire condamner les dirigeants du POUM dans un « procès de Moscou en Espagne ». Nin meurt sans rien « avouer », le procès du POUM a lieu mais tourne court. Cependant, des centaines de poumistes et leur camarades étrangers sont assassinés. Certains arrivent à s’échapper, entre autres George Orwell[11] ; d’autres sont libérés des prisons privées communistes par des commandos socialistes et anarchistes. Les partis du Bureau de Londres se mobilisent pour la défense du POUM, arrivent à sauver quelques militants et à discréditer  l’opération du NKVD.

La révolution espagnole était en fait isolée. En France, les grandes grèves de juin 1936 pouvaient laisser croire à une perspective révolutionnaire, mais le gouvernement du Front populaire y met fin. Au socialiste révolutionnaire Marceau Pivert, membre du Bureau de Londres, qui affirme en juin 1936 que « tout est possible », Maurice Thorez, secrétaire général du PC français, répond que tout n’est pas possible et qu’il faut « savoir terminer une grève ». Dans le reste de l’Europe, rien ne bouge. Aux États-Unis, il y a certes un renouveau du mouvement ouvrier avec l’essor de la CIO, mais sans conséquences immédiates sur le plan international. Des partis comme le KPO allemand de Brandler et Thalheimer, dont des membres combattent pourtant dans les milices du POUM, refuse de condamner les procès de Moscou jusqu’au quatrième, celui de mars 1938, dont le principal accusé est leur camarade Boukharine.

En réalisant dès 1935 une fusion des oppositions communistes « de gauche » et « de droite », le POUM avait anticipé sur une situation de fait qui avait fini par s’imposer aux révolutionnaires des années 1940 et 1950 : les oppositions de gauche et de droite représentaient en réalité ensemble une gauche dans la tradition marxiste contre le stalinisme qui, loin de représenter un « centre », construisait en fait un système politique et économique aux mains d’une nouvelle classe qui n’avait plus rien de commun avec le socialisme. Les mouvements, comme les personnes, n’apprennent que par l’expérience, et l’expérience de la contre-révolution stalinienne en Espagne fut une leçon décisive, mais très chère payée, pour le mouvement socialiste.

La défaite de la révolution espagnole, qui entraîne celle de la République, clôt une période dans l’histoire du socialisme révolutionnaire, celle qui commence avec les retombées politiques de la Première Guerre mondiale.

Devant la crise de Munich, en 1938, les socialistes de gauche mettent sur pied le Front ouvrier international contre la guerre (FOI), qui prend de fait la succession du Bureau de Londres, et survit jusqu’en 1945. Lors d’une réunion du FOI en avril 1939 est créé un Centre marxiste révolutionnaire international (CMRI) qui doit prendre la succession du Bureau. La plupart des organisations du Bureau y adhèrent, mais une nouvelle conférence mondiale qui doit donner au Centre une « forme permanente », en septembre 1939, ne peut se tenir du fait de la déclaration de guerre.

Guerre et résistance

La deuxième guerre mondiale, et l’instauration de régimes fascistes, sous contrôle de l’Allemagne nazie, dans toute l’Europe continentale sauf en Suède et en Suisse (et, temporairement, au Danemark occupé), écrasent les structures du mouvement ouvrier de toutes tendances, y compris évidemment celles des socialistes de gauche. Ceux-ci  organisent la résistance partout où ils le peuvent, en ordre dispersé. En France, les rescapés du POUM, dont Wilebaldo Solano, rejoignent le bataillon Libertad de la CNT dans la Résistance au Sud-Ouest. Ils arrivent à tenir à distance les FTP (Francs-Tireurs Partisans) communistes[12], et libèrent Cahors, la Pointe de Grave et les Landes. Des militants du PSOP créent un mouvement de résistance à Lyon et publient le journal clandestin L’Insurgé. Leur réseau s’étend vers le Sud et le Sud-Ouest ; ils coopèrent avec d’autres mouvements de résistance à forte présence socialiste, notamment Combat et Libération Sud[13].

Aux Pays-Bas, le Parti Socialiste Ouvrier Révolutionnaire (RSAP) se dissout lors de l’invasion allemande et crée une structure de résistance, le Front Marx-Lénine-Luxemburg (MLL Front). Le Front participe activement à l’organisation de la grève générale de février 1941 contre la déportation des citoyens juifs. En avril 1942, Henk Sneevliet et tous les autres dirigeants du Front sont arrêtés et exécutés. Selon des témoins, ils se sont rendus devant le peloton d’exécution en chantant l’Internationale.

En Italie, le mouvement Giustizia e Libertà (GL), socialiste libertaire, avait été fondé en 1929 par les frères Carlo et Nello Rosselli, assassinés en France en 1937 par la Cagoule sur ordre de Mussolini. GL avait déjà formé deux brigades internationales dans la guerre d’Espagne (les seules qui n’étaient pas sous commandement communiste), et constitue en 1942 le Partito d’Azione clandestin, dont GL était le bras militaire. À la chute du régime fasciste en 1943, lorsque l’armée allemande occupe l’Italie, les unités de partisans du GL (les « giellisti ») sont la principale force de la résistance anti-fasciste non communiste, surtout en Italie du Nord. Dans les 20 mois de combats contre l’armée d’occupation et les milices fascistes de la « République sociale italienne », les partisans du GL perdent 4500 hommes et femmes, dont la plupart de leurs dirigeants. Le premier gouvernement italien après la libération est présidé par Ferrucio Parri, leader du GL qui avait commandé une brigade dans la guerre d’Espagne, mais le Partito d’Azione subit une scission et se dissout en 1947. La plupart de ses membres rejoignent le Parti socialiste, d’autres le Parti républicain, quelques-uns le Parti communiste.

En Pologne, les militants du Bund sont parmi les dirigeants du soulèvement du ghetto de Varsovie (du 18 janvier au 16 mai 1943). Le Bund a une organisation militaire : l’Organisation juive de combat (ZOB). L’Armée de l’intérieur polonaise (Armia Krajowa – AK),  à laquelle participent des militants socialistes du PPS, soutient l’insurrection du ghetto en livrant des armes et quelques combattants. Marek Edelman, militant du Bund, et seul survivant de l’insurrection, en prend le commandement le 8 mai. Ayant survécu aux combats, il participera l’année suivante au soulèvement de Varsovie, dirigé par l’AK. Les pertes humaines de ces combats sont énormes. Arie Wilner (Jurek), soldat du ZOB, écrit : « Nous ne voulons pas sauver notre vie. Personne ne sortira vivant d’ici. Nous voulons sauver la dignité humaine ». Fait unique dans l’histoire socialiste, le Bund disparaît, non par une répression du parti, mais par l’extermination de ses membres et de toute la population qu’il représentait. Le soulèvement de Varsovie, du 1er août au 2 octobre 1944, avait été décidé par l’AK. Le but était de libérer Varsovie avant l’arrivée de l’Armée soviétique qui en juillet était déjà proche. Il s’accompagne de la sortie de la clandestinité des structures de la Résistance et de l’État clandestin ainsi que du rétablissement des institutions de l’État polonais sur le territoire de Varsovie libre. Cependant, après 63 jours de combat, l’armée nazie finit par écraser le soulèvement et détruit la ville pendant que les Soviétiques, arrivés au bord de la Vistule, devant Varsovie, arrêtent leur offensive en refusant tout secours aux insurgés (y compris en refusant l’ouverture des pistes d’atterrissage aux quelques avions alliés qui essaient de ravitallier l’insurrection).

Socialisme et Liberté

Aucune structure internationale des socialistes de gauche ne survit à la guerre, mais un certain nombre des dirigeants du Bureau de Londres se retrouvent en exil au Mexique, un des rares pays qui accueillent alors les réfugiés politiques antifascistes sans discrimination. Marceau Pivert, surpris par la guerre aux États-Unis, se rend à Mexico, où il est ensuite rejoint par Julian Gorkin, secrétaire international du POUM, et par Victor Serge, avec son fils, le peintre Vlady (Vladimir Kibaltchitch). Gustav Regler, ex-commissaire adjoint de la 12e brigade internationale en Espagne, en rupture  avec le KPD, s’y trouvait aussi, ainsi que Otto Rühle, dirigeant du KAPD (communiste conseilliste), sa compagne Alice Gerstel[14], et Leo Valiani, ex-communiste, militant antifasciste et futur dirigeant des partisans de Giustizia e Libertà.

Ce groupe d’exilés, bientôt rejoint par d’autres, notamment l’écrivain Jean Malaquais et le poète surréaliste Benjamin Péret, crée une section mexicaine du mouvement Socialisme et Liberté, affilié au FOI, et publie la revue Mundo, « tribune libre de discussion ouverte à tous les socialistes révolutionnaires et libertaires, où qu’ils se trouvent », dont treize numéros paraissent entre juillet 1943 et juillet 1945. Mundo avait des relais éditoriaux en Argentine, au Chili et en Uruguay et était diffusé dans d’autres pays d’Amérique latine, surtout par les réseaux poumistes et anarchistes de l’exil espagnol. En outre, le groupe publia la revue Análisis et, en Uruguay, la revue Socialismo y Libertad, en trois langues (espagnol, français et italien). Sous le titre « Los problemas del socialismo en nuestro tiempo », Serge, Gorkin, Pivert et Valiani publient ce qui peut être considéré comme le manifeste du groupe.

Les staliniens mexicains, influents dans le parti gouvernemental et dans les syndicats, déclenchent une campagne violente de diffamation contre Socialisme et Liberté, assortie de menaces, qualifiant le groupe de « trotskyste » et de « cinquième colonne du fascisme », à laquelle Pivert, Regler, Serge et Gorkin répondent par la brochure : « La GPU prepara un nuevo crimen ! ». S’il est vrai que quelques membres du groupe avaient passé par le mouvement trotskyste et avaient de la sympathie pour le vieux révolutionnaire assassiné au Mexique en 1940, ils étaient tous en désaccord avec lui et allaient beaucoup plus loin dans leur critique du stalinisme, de l’Internationale communiste et du modèle léniniste. Les trotskystes « officiels » d’ailleurs ne s’y trompaient pas : le bulletin de la IVe Internationale au Mexique, en 1943, n’hésite pas à donner le coup de pied de l’âne en abreuvant Socialisme et Liberté d’insultes (« irresponsables », « mégalomanes », etc.).

L’après-guerre

Une grande partie des socialistes de gauche, comme d’ailleurs les trotskystes, espéraient que l’issue de la guerre et la défaite des puissances de l’Axe ouvriraient la voie à une nouvelle vague révolutionnaire en Europe, analogue  à celle qui avait suivi la Première Guerre mondiale à partir de 1918.

Il devint rapidement évident que la nouvelle réalité était tout autre. Dans l’Allemagne détruite, la classe ouvrière, exsangue, était surtout préoccupée par sa survie matérielle. Dans les pays de l’Europe occupée, la libération entraîna  l’adhésion de la population au projet politique des Alliés anglo-américains, c’est-à-dire le rétablissement du capitalisme, à partir de 1947, par le « Plan de Reconstruction Européenne » (Plan Marshall), auquel adhèrent les seize pays d’Europe occidentale ayant échappé à l’occuption soviétique, y compris la Suisse.

À l’Est, l’URSS avait avancé jusqu’en Europe centrale, occupant l’Est de l’Allemagne et de l’Autriche, ainsi que la Tchécoslovaquie et, plus à l’Est, la Pologne, les Pays baltes, la Roumanie, la Hongrie et la Bulgarie. La Yougoslavie s’était libérée toute seule mais reste dans le bloc soviétique jusqu’en 1948. Sur ordre de Staline, les pays occupés par l’armée soviétique refusent, au nom de la « souveraineté nationale », d’adhérer au Plan Marshall. La Tchécoslovaquie est tentée, mais un coup d’État communiste en 1948 la remet dans le droit chemin stalinien. L’Europe est divisée, la guerre froide a commencé.

Il y a bien eu des résistances à la domination des deux blocs, notamment en France et en Italie à la libération, mais elles restent locales et sont vite isolées et réduites[15]. Dans la zone d’occupation soviétique, des maquis antistaliniens de tendances diverses (allant de l’extrême droite jusqu’à la gauche socialiste) se maintiennent en Ukraine, en Pologne, dans les Pays baltes et en Roumanie jusque dans les années 1950. En Grèce, les partisans sous commandement communiste, issus de la résistance, affrontent les forces militaires monarchistes, de 1946 à 1949, dans une guerre civile sanglante qui laisse des traces profondes.

Les socialistes de gauche tentent de se regrouper dans le Mouvement pour les États-Unis socialistes d’Europe (MEUSE), fondé en 1947 lors d’une conférence européenne convoquée par l’Independent Labour Party (ILP). Le Mouvement a son siège à Paris, sous la direction de Marceau Pivert, et continue la ligne anticapitaliste, antifasciste, anticoloniale et anti-stalinienne qui avait été celle du Bureau et du FOI avant la guerre. En 1948, le Comité d’Etudes et d’Action pour les États-Unis socialistes d’Europe convoque le Congrès des peuples d’Europe, d’Asie et d’Afrique, présidé par Bob Edwards de l’ILP, secrétaire général du Syndicat de la chimie du TUC. À ce stade, le Comité n’avait pas encore opéré sa conversion européiste (il refuse de s’associer aux fédéralistes conservateurs) et conserve un caractère révolutionnaire et anticolonialiste marqué.

Entretemps, la plupart des partis du Bureau avaient cessé d’exister, avec des destins divers. Pivert, suivi par la majorité des militants du PSOP, avait rejoint la SFIO où il devait encore diriger la Fédération de la Seine et publier le mensuel Correspondance socialiste internationale. En Grande-Bretagne, l’ILP allait rejoindre le Parti travailliste et se convertir en une maison d’édition, avec le même acronyme (Independent Labour Publications), mais sans influence réelle dans le parti. Le POUM s’était reconstitué mais avait aussi subi une scission, avec une grande partie de ses militants en Catalogne rejoignant le Parti socialiste catalan (section du PSOE). Le Parti communiste archéo-marxiste de Grèce disparaît dans la guerre civile : ses militants avaient soit rejoint les partisans, soit formé des unités de résistance indépendantes, dans les deux cas ils furent pourchassés et exterminés par les staliniens.

En Allemagne, le SAP et les autres groupes socialistes de gauche rejoignent le SPD, où certains de leurs militants finissent par occuper des responsabilités importantes : Willy Brandt, ancien responsable des Jeunesses du SAP et chargé de la liaison avec le POUM à Barcelone, devient chancelier de la République fédérale. Otto Brenner, également militant du SAP, résistant en Allemagne, devient président de IG Metall, le plus puissant syndicat d’Allemagne. Le KPO subsiste en regroupant ce qu’il lui reste de militants autour de la revue Arbeiterpolitik.

En Autriche, les Socialistes Révolutionnaires (RS), parti clandestin de la résistance socialiste à l’austro-fascisme de 1934 à 1938, fusionne à la libération avec le Parti social-démocrate ouvrier (SDAP) dont les dirigeants étaient revenus de l’exil, comme leurs camarades allemands. Le nouveau parti, Parti socialiste d’Autriche, redevient « Parti social-démocrate » en 1991 ; la gauche du parti, issue des RS, est marginalisée. Nous avons déjà vu qu’en Italie le Partito d’Azione s’était dissous en 1947 et que son aile gauche socialiste avait rejoint le Parti socialiste alors que ses militants « mazziniens » rejoignent le Parti républicain.

En Europe de l’Est, les partis du Bureau (Parti socialiste indépendant (NSPP) de Pologne, Partis socialistes unitaires de Bulgarie et Roumanie) fusionnent avec les partis socialistes et disparaissent aussitôt dans la répression stalinienne. Un petit nombre de dirigeants se laissent coopter par le nouveau régime communiste, les autres finissent en prison et dans les camps de travail. Il y eut très peu de survivants. En Europe de l’Est, l’héritage politique du socialisme de gauche, comme celui du Bund, est entièrement oublié.

Le MEUSE lui-même, après avoir changé plusieurs fois de nom, devient le Mouvement de la Gauche Européenne (MGE). Après la fondation du Bureau de Liaison des partis socialistes de la Comunauté européenne et la Confédération européenne des syndicats dans les années 1970, le MGE se dissout.

En résumant, on peut dire que le gros des socialistes de gauche des années 1930 se fond, dans l’après-guerre, dans la social-démocratie, par épuisement et pour avoir eu à faire à trop forte partie (l’essor du capitalisme « social » de l’après-guerre, les pressions de la guerre froide, sans oublier la répression stalinienne à l’Est et en Grèce). Ce n’est pas pour autant que le socialisme de gauche disparaît.

Les nouvelles gauches

En Allemagne, en 1959, quand le SPD adopte le « Programme de Bad Godesberg », qui répudie le marxisme et positionne le parti comme un parti du peuple (Volkspartei) et non plus comme un parti ouvrier, 324 délégués votent pour le nouveau programme contre 16 opposants. Les anciens du SAP, du ISK et des autres groupes de gauche se trouvent dans la majorité. Les 16 opposants, dont Wolfgang Abendroth et Peter von Oertzen, qui les deux présentent des contre-projets, n’ont pas de liens avec les organisations d’avant-guerre. Les critiques du programme de Bad Godesberg relèvent entre autre la « confiance aveugle » de ses auteurs dans la croissance économique, ainsi qu’une « euphorie du progrès, peu réfléchie, sinon naïve ».

Ce sont en effet les mêmes facteurs qui ont donné naissance à la gauche socialiste des années 1920 et 1930, qui aboutissent à créer de nouvelles gauches socialistes : les crises du capitalisme qui entraînent les crises des partis socialistes qui ont « naïvement » intériorisé son idéologie, et les crises du stalinisme qui finalement aboutissent à l’effondrement de l’URSS.

En France, les premières crises graves de la SFIO sont le résultat de la guerre d’Algérie, dont le gouvernement Guy Mollet a pris la responsabilité. Une opposition contre cette politique se manifeste dans la SFIO dès 1956 : 81 dirigeants et parlementaires du parti signent un manifeste exigeant « un changement immédiat et radical de la politique algérienne du gouvernement ». Alors que, au contraire, la répression s’aggrave en métropole et en Algérie, l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle et le soutien que lui apporte la direction de la SFIO accentue le fossé avec les opposants, qui quittent le parti en septembre 1958 et annoncent la création du Parti socaliste autonome (PSA). Edouard Depreux en devient le secrétaire général, secondé par Robert Verdier et Alain Savary. Marceau Pivert, qui avait signé le manifeste des 81, décède en 1958, peu avant la fondation du PSA. Rejoint par Pierre Mendès-France en 1959, le PSA entame des négociations avec deux autres formations de gauche, l’Union des gauches socialistes et Tribune du communisme, en vue d’une fusion, qui donne naissance, en 1960, au Parti socialiste unifié (PSU).

La composition politique du PSU est complexe : il est composé majoritairement de socialistes anticolonialistes, partisans de l’Union de la gauche. Il comprend également d’anciens pivertistes (Colette Audry, Jean Rous), des trotskystes de différentes tendances, des socialistes autogestionnaires, des maoïstes, enfin la tendance mendésiste, qui refuse l’appropriation collective des moyens de production et recherche un équilibre entre le secteur public et le secteur privé. Dès le départ, le PSU apparaît comme un regroupement de tendances très diverses, voire antagonistes, dont le seul terrain commun est l’anti-gaullisme et l’anti-stalinisme. Le parti n’arrivera pas à résoudre ces contradictions. Il décline, surtout après 1968, déchiré par des luttes sectaires internes. Il finit par se dissoudre en 1990. Une partie de ses membres et militants reflue vers le PS, d’autres sombrent dans les groupuscules, d’autres encore se retrouvent chez les Verts.

Une nouvelle gauche se manifeste également dans les Pays nordiques. Au Danemark, la répression de la révolution hongroise en 1956 entraîne une crise du Parti communiste : son secrétaire général, Axel Larsen, quitte le parti et emmène une majorité de ses membres, y compris presque tous les responsables syndicaux, pour fonder le Parti socialiste du peuple (SF). En 2009, le SF réunit 14,5% des voix aux élections législatives, mais retombe à 9,1% en 2011.  Depuis le SF fait partie du gouvernement de coalition avec le Parti social-démocrate (24,8%) et les Sociaux-Libéraux (9,5%).

 En Norvège, le Parti socialiste de gauche (SV) est à l’origine un groupe d’opposants, dans le Parti travailliste, à la politique atlantiste du parti. Rassemblés autour du journal Orientering, qui défend une position de « troisième camp » dans la guerre froide, ils s’opposent à l’adhésion de la Norvège à l’OTAN (une bataille perdue). Ils sont exclus en 1961 et fondent le Parti socialiste du people (SF). À la suite de la campagne en 1972 contre l’adhésion au Marché commun (une bataille gagnée), le SF devient le SV. À partir des années 1980, le parti lutte pour la protection de l’environnement et contre l’énergie atomique et, de plus en plus, pour la défense de la protection sociale. Avec 8,8% des voix aux législatives de 2005, il participe à la coalition gouvernementale « rouge-verte » avec le Parti travailliste (32,7%) et le Parti du Centre (vert, 22,1%).  Sa présidente, Kristin Halvorsen, devient la première femme Ministre des finances en Norvège.

Les partis communistes sont aujourd’hui insignifiants au Danemark et en Norvège. Il n’en est pas de même en Suède et en Finlande, où ils se sont déstalinisés et réinventés comme partis socialistes de gauche. En Suède, le PC s’est renommé « Parti de gauche » en 1990 et, en 1996, se déclare « parti féministe ». Aux élections de 2010, il a 5,8% des voix et obtient 22 sièges au parlement (sur 349). En Finlande, plusieurs organisations issues de la mouvance communiste, y compris le PC lui-même, fondent l’Alliance de Gauche  en 1990, qui recueille 8,15% aux dernières législatives (2011) et 14 sièges (sur 200). L’Alliance, qui se réclame du « socialisme démocratique » et de « l’écosocialisme », participe avec deux ministres au gouvernement actuel (une coalition de six partis de droite et de gauche).

Aux Pays-Bas, le Parti socialiste (SP), issu en 1972 d’un groupuscule maoïste, a évolué vers un socialisme démocratique de gauche et s’est imposé comme la force dominante de la gauche, alors que le Parti du Travail (PvdA), représentant la social-démocratie historique, dégringolait dans les sondages, pour avoir soutenu le programme d’austérité qu’un gouvernement de droite cherche à imposer. Pour éviter une défaite catastrophique aux prochaines élections législatives (septembre 2012), le Parti du Travail s’est donné un nouveau président, jeune, qui tente de « gauchiser » le parti. Les derniers sondages (15 juin 2012), donnent 25 sièges (sur 150) au SP, 24 au PdvA. Un gouvernement de centre-gauche, dont le SP serait la composante la plus forte, pourrait  être le résultat de ces élections.

Et, bien sûr, la percée la plus spectaculaire du socialisme de gauche en Europe en 2012 a été la victoire de SYRIZA, en Grèce, qui devient aux élections législatives du 17 juin 2012, avec 27,1% des voix, le premier parti de la gauche et le deuxième parti du pays (de justesse : le parti conservateur, Nouvelle Démocratie, n’arrive qu’à 29,7%). À cela viennent s’ajouter les 6,3% de la Gauche démocratiques (DIMAR), eurocommuniste, une dissidence du SYRIZA, mais néanmoins alliée.

Pour les mêmes raisons qu’aux Pays-Bas, mais dans un contexte de crise beaucoup plus dramatique, le parti social-démocrate PASOK, longtemps dominant dans la gauche, chute à 12,3% et se retrouve en troisième position. Le parti communiste KKE, fossile stalinien, est relégué à la dernière place des sept partis en lice avec 4,5%.

Et le Suisse dans tout cela ?

Le socialisme suisse est un cas à part, façonné par un pays construit de telle façon que, d’une part, il n’y a en réalité, malgré sa structure centralisée, pas un parti socialiste mais au moins vingt-six et que, d’autre part, il est hautement improbable que le gouvernement – le Conseil fédéral – puisse être majoritairement de gauche dans un avenir prévisible. Le soutien électoral du PSS oscille, depuis dix ans, entre 18 et 23%. À son apogée, en 1931, le PSS recueillait 28,7% des voix, chiffre qu’il ne retrouvera plus. Cela veut dire que le PSS n’aura jamais à assumer, à lui seul ou même principalement, la responsabilité du pouvoir, et que les contradictions qu’une telle responsabilité implique,  ne le conduisent pas à un point de rupture.

Robert Grimm (1881-1958)

Contrairement à d’autres pays européens, la gauche socialiste, si elle a bel et bien existé et continue à exister dans le parti, a rarement donné lieu à des scissions. La plus importante, celle de la Fédération socialiste suisse de Léon Nicole (Genève et Nyon) en 1939, est lourdement hypothéquée par sa soumission politique au stalinisme. Elle disparaît dans le PdT en 1944, la plupart de ses membres reviennent au PSS. Après la guerre, une gauche socialiste fait scission au Tessin en 1969 et crée le Partito socialista autonomo (PSA) qui fait élire son premier secrétaire, Werner Carobbio, au Conseil national (1975) et Pietro Martinelli au Conseil d’État (1987), présentés sur des listes communes avec le Parti du travail et la Communauté des socialistes tessinois. En 1988 le PSA constitue, avec une fraction du PdT, le Partito socialista unitario (PSU), une expérience compliquée, de courte durée. En 1992, le PSA réintègre le PSS.

Un fond idéologique de gauche s’est maintenu dans la social-démocratie suisse surtout grâce à l’influence de Robert Grimm.

Il faut noter que le PSS connaît aussi des scissions sur sa droite. Dans les années 1980, des représentants de l’aile droite du parti font sécession et fondent le Parti social-démocrate dans certains cantons. Il ne réussit à se maintenir qu’à Bâle-Ville, de 1982 à 2009.

En fait, un fond idéologique de gauche s’est maintenu dans la social-démocratie suisse surtout grâce à l’influence de Robert Grimm, qui était son principal dirigeant politique pendant plusieurs décennies : organisateur des conférences socialistes internationales de Zimmerwald (1915) et de Kienthal (1916), du Comité d’Olten et de la grève générale de 1918, principal auteur des programmes du PSS de 1920 et de 1935, président de la fraction parlementaire de 1936 à 1945, président du Conseil national en 1946. Il faut encore mentionner l’influence des anciens dirigeants du KPO suisse (Walter Bringolf, Hermann Leuenberger) et de Jules Humbert-Droz, également proches de l’Opposition de droite.

L’engagement international du PSS, également sous l’influence de Grimm, reste marqué à gauche. À la fin de la Première Guerre mondiale, le PSS refuse l’affiliation à l’Internationale communiste, mais adhère à l’Union des partis socialistes pour l’action internationale (« l’Internationale deux-et-demi »), regroupement de la gauche social-démocrate dominé par les austromarxistes autrichiens, dont la première conférence se tient à Berne en 1919. L’Union rejoint l’Internationale ouvrière et la majorité des partis social-démocrates en 1923, créant ainsi l’Internationale ouvrière et socialiste (IOS), mais le PSS reste réticent et se tient à l’écart. Il rejoint finalement l’IOS en 1926.

Cette histoire, ainsi que la structure du parti adaptée à la réalité suisse (une direction centrale faible, peu de discipline sur la « ligne du parti », une large autonomie des structures cantonales et locales, de même que du groupe parlementaire et des membres des exécutifs) explique la coexistence de diverses tendances de droite et de gauche dans le parti, un fait souvent mal vécu mais persistant. Pour compléter l’histoire des socialismes de gauche en Suisse, il faut encore mentionner les dissidences du PdT, notamment dérivées du néo-trotskysme et du maoïsme après 1968 (Solidarités, MPS, OSL, etc.) et le POCH (Organisations progressistes de Suisse) fondé en 1973 et dissous en 1993, surtout implanté à Bâle.

… et Pages de Gauche ?

Revenons aux fondements. Les fondements du socialisme, résumés au début de cet article, sont bien ceux du socialisme de gauche, en fait du socialisme tout court. Il était nécessaire de le rappeler à une époque où la notion même de socialisme a été corrompue et compromise de mille manières.

L’histoire des mouvements socialistes de gauche montre deux constantes : le refus de se soumettre au pouvoir capitaliste, même sous ses formes les plus violentes, et le refus des impostures bureaucratiques et autoritaires sous leurs différentes formes. Cette lutte sans compromissions pour la justice et la liberté, est l’héritage qui est le nôtre et que Pages de gauche cherche à poursuivre. La mémoire de celles et ceux qui sont tombés dans cette lutte, dans des conditions incomparablement plus difficiles que celles que nous vivons aujourd’hui, nous oblige de continuer cette lutte. Nous sommes privilégiés par la géographie et par l’histoire. Nous n’avons rien à craindre en militant pour le socialisme. Nous voulons utiliser cette liberté pour défendre l’intégrité de nos idées et de notre mouvement, pour affirmer notre solidarité avec ceux qui luttent avec nous dans le monde entier, pour maintenir un espace libre de discussion sur l’avenir de notre mouvement. Nous voulons utiliser notre liberté pour nous battre, dans et avec notre parti, avec les syndicats, avec les mouvements sociaux, pour une Suisse plus juste et véritablement démocratique.


[1]. Karl Kautsky, « Nochmals die Gemeinsamkeit des sozialdemokratischen und des kommunistischen Endziels », Tribüne, vol. 1, no 11, mars 1929 ; voir aussi, entre autres : Karl Kautsky, « Demokratie und Diktatur », Der Kampf, vol. 26, n° 2, février 1933.

[2]. Max Shachtman, The Bureaucratic Revolution, New York, Donald Press, 1962 ; Tony Cliff, Stalinism, A Marxist Analysis, Londres, Kidron, 1955 ; Cornelius Castoriadis, « Les Rapports de production en Russie », Socialisme ou Barbarie, n° 2, mars 1949 (repris dans La société bureaucratique, écrits politiques 1945-1997, vol. V, Éditions du Sandre, 2015, p. 135-209) ; Milovan Djilas, La nouvelle classe dirigeante, Paris, Plon, 1957.

[3]. Rosa Luxemburg, La Révolution russe, Paris, Éditions Spartacus, 1946.

[4]. Notamment : Puzak, Szturm de Sztrem, Dziegelewski, Krawczyk, Zdanowski et Janina Pajdak en Pologne ; Gyula Kelemen, Sari Karik, Anna Kethly en Hongrie ; Zdenek Peska, Vojtech Dundr, Zavis Kalandra, Milada Horakova en Tchécoslovaquie ; Titel Petrescu en Roumanie; Pastukhov et Loultchev en Bulgarie ; Lazar Fundo en Albanie – avec des centaines d’autres.

[5]. Le 31 mars 1946 les membres du SPD de Berlin étaient appelés à voter sur la fusion avec le KPD. 19’529 sur 23’755 votants s’y opposèrent. Voir notamment : Gert Gruner et Manfred Wilke, Sozialdemokraten im Kampf um die Freiheit, Munich, R. Piper & Co. Verlag, 1981.

[6]. Hal Draper, « The Two Souls of Socialism », New Politics, vol. 5, n° 1, 1966, pp. 57-84 (trad. fr. : Les deux âmes du socialisme, Paris, Syllepse, 2008).

[7]. Sidney Webb, Beatrice Webb, Soviet Communism – A New Civilisation, Londres, Victor Gollancz, 1937.

[8]. Léon Nicole, Mon voyage en URSS, Genève, Éditions du Faubourg, 1939.

[9]. Sur le Bureau de Londres, on lira : Michel Dreyfus, « Bureau de Paris et Bureau de Londres : le socialisme de gauche en Europe entre les deux guerres », Le Mouvement Social, n° 112, juillet-septembre 1980, pp. 25-55.

[10]. Francisco Largo Caballero (1869-1946), Premier Ministre de la Seconde République espagnole et Ministre de la Guerre du 14 septembre 1936  au 17 mai 1937, leader de la gauche du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) et  de l’UGT. Il s’opposa à la répression contre le POUM et la gauche de la CNT et dut démissionner sous la pression du PC et de l’URSS. Réfugié en France après la chute de la République, il fut arrêté par la Gestapo et emprisonné dans les camps de concentration de Sachsenhausen et Oranienburg jusqu’à leur libération. Il est mort en exil, en France, en 1946.

[11]. George Orwell, Hommage à la Catalogne, Paris, 10/18, 1999.

[12]. Et pour cause : une unité des FTP au Puy-en-Velay, commandée par Giovanni Sosso, assassine en 1944 quatre militants trotskystes, après les avoir fait échapper des prisons de Vichy, dont Pietro Tresso (Blasco), dirigeant trotskyste italien.

[13]. Il faut encore mentionner le rôle des groupes de résistants allemands et autrichiens, trotskystes, socialistes révolutionnaires, socialistes libertaires et dissidents du trotskysme, qui se distinguent par leur propagande envers les soldats allemands et qui réussissent à libérer des résistants détenus, habillés en uniformes allemands. Un récit détaillé de leur activité dépasse les limites de cet article. Voir : Georg Scheuer, Seuls les fous n’ont pas peur, Paris, Syllepse, 2001 ; Pavel et Clara Thalmann, Combats pour la Liberté, Quimperlé, La Digitale, 2010 ; Pierre Lanneret, Les internationalistes du troisième camp en France pendant la Seconde Guerre mondiale, La Bussière, Acratie, 1995.

[14]. Alice Rühle-Gerstel (1894-1943), née à Prague, était romancière, journaliste éditrice et psychanalyste, disciple de Alfred Adler, marxiste et féministe. Parmi ses nombreux écrits, son principal livre, Das Frauenproblem in der Gegenwart – eine psychologische Bilanz (1932), a été réédité en 1973 par Neue Kritik à Francfort, sous le titre : Die Frau und der Kapitalismus. Elle y anticipe, avec plus de profondeur, les thèses de Simone de Beauvoir. Il n’existe malheureusement pas de traduction française de ses écrits, mais la revue Aden, n° 6, octobre 2007, (« Féminisme et communisme »), contient une présentation par Britta Jürgs.

[15]. Sur ce sujet, on lira le roman de Jean Duvignaud, L’or de la république, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1984.

Publié dans Pages de gauche, 10 ans, Vevey, Éditions de l’Aire, 2012, p. 17-34. Sur cette même thématique, on pourra aussi consulter le texte suivant: «Qu’est-ce que le socialisme? Réponse à Christoph Blocher» (Domaine public, 13.12.2000).