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« Je n’ai presque jamais eu une lecture à faire sur un·e auteur·e Noir·e »

Entretien avec Yusuf Kulmiye et Rafaella Simonetti •

Pour mieux appréhender l’état des luttes antiracistes en Suisse, Pages de Gauche s’est entretenu avec Yusuf Kulmiye(YK) et Rafaella Simonetti (RS), tout·e·s deux membre du PS/JS et de l’Association des étudiant·e·s afro-descendant·e·s (AEA) de l’Université de Lausanne.

Qu’est-ce que sont les luttes antiracistes pour vous deux?

Rafaella Simonetti: Pour moi cela commence par une lutte quotidienne, pas qu’à travers des associations ou de la politique. Ce sont des réactions que tu dois avoir envers les choses que tu vois. Cela m’est arrivé d’être témoin de racisme et de ne pas avoir réagi, pris défense ou pris parti. J’ai pris conscience que je ne devais plus laisser passer ça. C’est également de s’engager au travers d’associations, de partis politiques et sur les réseaux sociaux. C’est une lutte individuelle et collective pour, en fait, à ne plus avoir à crier dans la rue que la vie des Noir·e·s compte ou que la vie des Arabes compte ou que la vie de qui que ce soit compte. C’est d’arriver à ce point, où il n’y aura plus besoin de le dire et que ce sera un acquis.

Yusuf Kulmiye: Je pense que c’est aussi une volonté de dénoncer un système de domination historiquement ancré dans notre société. C’est également répondre de manière globale à des oppressions vécues au quotidien. Ce n’est pas juste un problème de personnes et d’individus, mais un problème systémique hérité de siècles d’oppression.

Comment militez-vous au quotidien?

RS: En réagissant quand je vois une manifestation de racisme ordinaire. Cela arrive plus souvent que je ne le pensais dans les dialogues que je peux entendre autour de moi. Cela peut n’être que de petites remarques, mais qui constituent des micro-agressions subies tous les jours. Il faut également expliquer. Je suis active à cette fin sur les réseaux sociaux, sur Instagram, j’ai beaucoup de débats et de conversations avec les gens. C’est surtout un travail de déconstruction pour moi. Le travail quotidien consiste également à s’éduquer par soi-même. Si je me retrouve dans une librairie, je vais systématiquement acheter un ouvrage historique sur la colonisation. Je suis obligée de me donner les armes pour lutter contre le racisme, ce qui passe selon moi par l’éducation et le savoir historique, pour pouvoir ensuite les utiliser dans des arguments.

YK: C’est un travail de dénonciation et de pédagogie. En fin de compte, on vit dans un système de domination, d’oppression et ce système véhicule dans la société des comportements pouvant amener à des micro-agressions. Au quotidien, on doit faire un travail pédagogique avec notre entourage, nos collègues. On est continuellement obligé de rendre attentifs les gens sur certains éléments, même si cela peut finir par être un peu lassant. Cela se retrouve certainement également dans les luttes féministes. L’exemple le plus simple est certainement que la majorité des gens parlent d’Africain·e ou de Black au lieu de parler de personne noire. Là, tu dois les reprendre et leur dire que cet anglicisme n’a pas lieu d’être, que ce n’est pas honteux de dire Noir·e ou bien quand ils disent Africain·e de leur dire que personne n’utilise le terme Européen·ne pour parler d’un·e Suisse. Dans ce dernier cas, on parlerait plutôt d’individu ou de personne.

Établissez-vous des liens entre les luttes antiracistes, féministes ou socialistes?

RS: Cela ne sert à rien d’avoir des libertés en tant que femme, si je ne les ai pas en tant que femme métisse. À partir du moment où il s’agit d’oppression, si on se libère de l’une d’entre elles, on va se retrouver face à une autre. C’est une forme de boucle. Toutes les oppressions doivent être combattues par un front unique et solidaire.

YK: En tant qu’homme noir, tu es frontalement confronté à des discriminations, mais en même temps tu dois être sensible au fait que tu bénéficies de certains privilèges d’homme. Avec cela, tu arrives à la conclusion qu’une convergence des différentes luttes est nécessaire. La première étape, c’est d’être conscient des questions de race, de classes et de genre. L’endroit où cela se voit le plus pour moi, c’est dans la politique. On y remarque une surreprésentation des dominant·e·s et une sous-représentation des dominé·e·s. En politique, je me retrouve très rarement confronté à des femmes noires issues de classes sociales populaires, alors que des hommes blancs issus des classes supérieures, si je commence à les compter, je n’arriverais jamais à m’arrêter. Une de mess luttes, c’est la question de la représentativité. Dans cette logique, je ne pourrais mener un combat pour la représentation sans logique intersectionnelle.

RS: Dans tous les secteurs décisionnels, que cela soit à l’université, en politique, dans les médias, la logique décrite par Yusuf est présente. Je n’ai pas encore eu une seule professeure noire, mais je sais qu’il y en a une en sciences sociales à l’Université de Lausanne. Il en était de même dans les séminaires que j’ai suivis sur le racisme. J’étais en échange à Paris, à la Sorbonne, et m’étais dit que j’allais peut-être en croiser. Mais les seuls moments où des personnes noires m’ont appris quelque chose, c’était dans des conférences dans des espaces autogérés ou afro-descendants. Il faut que tu t’y rendes, car tu ne les vois pas dans les sphères dans lesquelles tu es quotidiennement baignée.

Qu’est-ce que cela implique d’être Afro-descendant·e·s dans un parti de gauche ou à l’université?

YK: La situation à gauche est quand même meilleure qu’à droite. Mais cette sous-représentation des femmes, et plus encore des Noir·e·s, continue à être un problème, alors je te laisse imaginer pour les femmes noires. Et si on parle de classes, c’est encore pire. À gauche, on a une certaine volonté et une envie d’avoir une plus grande diversité de représentation. On a, en revanche, encore un véritable travail à faire pour y parvenir. Il faut que l’on élise, au sein des appareils de parti, des femmes noires issues de classes populaires, des personnes LGBT. On doit accepter, au sein des partis de gauche, que ces minorités doivent également nous représenter dans les plus hautes sphères. On a besoin d’avoir des personnes issues de ces minorités, qui sont des figures auxquelles on puisse faire référence. Si moi, je vois certaines personnes à certains postes, cela va me donner envie d’aspirer à ces derniers. C’est très violent d’arriver au sein d’un parti de gauche, la Jeunesse socialiste dans mon cas, et de constater que personne ne nous ressemble. On sait qu’on est avec des camarades, que l’on est dans un espace safe, mais, malgré tout, on se retrouve minorisé, ce qui amène à une certaine autocensure. Logiquement, il y a des sujets qui ne sont pas traités. L’exemple de BLM [Black Lives Matter] est assez intéressant, parce que cela fait quatre ans que je suis à la JS et que je tente d’amener ce sujet sur la table, mais j’avais toujours échoué. Et, tout d’un coup, suite aux événements, il y a eu un mouvement qui s’est constitué. Moi, j’aimerais que ce dernier se pérennise. 

RS: Ma réticence à m’engager en politique, c’est qu’à l’écran ou dans les médias en général, je ne voyais aucun·e Noir·e. Je pensais débarquer toute seul dans un parti aussi grand, ce qui est assez décourageant. Pour que les afro-descendants s’engagent, il faut nous tendre la main. Yusuf m’en a pendant très longtemps parlé et je résistais. À l’université, c’est pareil, quand tu arrives dans une salle de cours, tu vas «checker» où sont tes frères et sœurs noir·e·s. Et même si t’es trois ou quatre dans une salle de quatre cents étudiant·e·s, tu te sens un peu moins seule, mais tu es toujours un peu déroutée. Si tu regardes qui prend la parole, c’est souvent les mêmes, ce sont les personnes qui ne se sentent pas en danger ou qui savent d’avance que ce qu’elles vont dire va être acclamé.

YK : La violence à l’université, elle est silencieuse. J’ai eu deux enseignant·e·s noir·e·s, mais je n’ai presque jamais eu une lecture à faire sur un·e auteur·e noir·e. Au sein de la direction, il n’y a pas de noir·e, au sein des services, il n’y a pas de noir·e et les étudiant·es ne sont pas noir·e·s, et donc on se retrouve souvent seul. Les commentaires des autres sont directement orientés par rapport à cela. On me demande souvent d’où je viens. À l’inverse, je ne pose jamais cette question à une personne blanche. C’est presque un exploit que je sois là, dans le sens où on est très peu. Je suis très rapidement devenu ami avec les cinq Noir·e·s de l’auditoire, parce que c’est un espace de discussion et de partage un peu plus libéré. Mais heureusement qu’il y a une certaine volonté d’engagement et de changement. La création de l’association des étudiant·e·s afro-descendant·e·s est le résultat de toute cette violence. Quoique Rafaella et moi, nous avons de la chance car nous avons grandi en Suisse. Mais il y a plein d’étudiant·e·s afro-descendant·e·s venant d’Afrique, des Caraïbes, d’Amérique latine, qui se retrouvent seul·e·s. Il y a donc une volonté de conscientiser que ce n’est pas normal qu’il n’y ait qu’un enseignement sur la base d’auteur·e·s et de philosophes blanc·he·s.

RS: J’ai fait un cursus d’histoire à l’université, car je pensais qu’on y aurait un programme plus varié et surtout des enseignant·e·s plus varié·e·s. Je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. Souvent, c’est une personne blanche qui donne des cours sur Rosa Parks ou les droits civiques, il serait bien plus pertinent de privilégier une personne noire pour ce genre de cours. Je sais qu’il y a beaucoup d’historien·ne·s afro-descendant·e·s, même à l’uni de Genève. Elles et ils ne sont pas si loin. Alors que, parfois, on a des invité·e·s qu’on a fait venir des États-Unis.

La gauche s’engage-t-elle suffisamment dans les questions raciales?

YK: J’ai l’impression qu’il y a un travail qui est mené depuis des années par la gauche et l’extrême gauche notamment sur les questions de racisme. Je pense que les syndicats en font de même. Mais, je pense qu’il y a encore énormément à faire. Malheureusement, on a dû attendre BLM pour que cela soit mis à l’agenda politique. Il faut non seulement essayer d’amplifier cette action politique, mais également réformer la police. Cette dernière doit être désarmée, être mieux contrôlée et être obligée de fournir une quittance après chaque contrôle d’identité. Les communautés étrangères doivent également être intégrées aux procédures visant à sanctionner les violences policière racistes. Il faut pouvoir s’impliquer de manière durable à travers des actions, de la sensibilisation, de la formation pour que le sujet devienne important. Pendant très longtemps, on a laissé ces questions à l’UDC. On était uniquement dans la réaction. Il faut davantage être dans la sensibilisation, l’action politique. Ces dernières doivent être plus marquées et assumées.

RS: Nous devons venir à la politique. Les politicien·ne·s doivent faire en sorte de nous montrer que nous y sommes les bienvenu·e·s, comme cela a été fait récemment avec le PS Lausanne, lorsque ce dernier a organisé une rencontre avec des associations afro-descendantes. Il faut continuer à aller dans ce sens-là. Pour moi, la politique doit arrêter d’être politiquement correcte. Il ne faut pas que réagir, même si c’est bien de le faire. Pour moi, la première étape, cela serait d’être un peu en avance. Cette critique permanente devrait être faite au sein de la politique. Les politicien·ne·s devraient faire le même travail que nous. Si la politique se met à faire ça, cela nous permettrait de faire autre chose. Dans l’Association des étudiant·e·s afro-descendant·e·s, on voulait beaucoup parler de culture, s’intéresser à des auteur·e·s afro-descendant·e·s, faire des projections de films. On arrive à le faire, mais ce n’est pas la chose qu’on fait le plus, car on fait beaucoup de conférences sur des thèmes qui nous paraissent logiques. On a fait des choses sur le colorisme ou la représentativité. On le fait quand même, car sinon personne ne le ferait. À la place, on aurait pu faire des choses beaucoup plus profondes, par exemple sur la question des réfugié·e·s. Sur ces questions, la politique a un rôle clef à jouer.

Quel est l’état de la question raciale en Suisse romande en comparaison avec les États-Unis ou la France?

RS: On ne peut pas comparer l’incomparable. Ce n’est pas parce qu’il y a ailleurs plus de morts dues aux violences qu’ici, que la vie de la seule personne décédée à Lausanne vaut moins.  Il ne faut pas réfléchir en termes de nombre de vies humaines perdues. Il y a quand même des personnes en Suisse qui souffrent et elles ne sont pas moins importantes que les personnes aux États-Unis ou en France. En Suisse, le racisme est un peu plus subtil et caché, mais il est tout de même présent dans nos interactions quotidiennes. Si autant de personnes sont sorties dans la rue pour le mouvement BLM, si des milliers de personnes ont risqué d’attraper le Covid en sortant, c’est qu’il y a bien quelque chose. On a crié les noms de Mike et Hervé, qui sont morts en Suisse.

YK: Peut-être qu’il y a un élément de gravité plus important aux États-Unis notamment du fait de l’appareil policier qui est historiquement lié à l’esclavage et à la ségrégation. Pourtant, le racisme systémique est le même aux États-Unis, en France ou en Suisse. C’est une question de situation socio-économique. Être Noir·e en Suisse, c’est avoir des difficultés lorsque l’on cherche un logement ou un emploi. Il y a une véritable logique socio-économique conduisant les individus à conserver les mêmes statuts sociaux et économiques. On n’arrive pas à accéder à des postes de pouvoir, à certains logements, à certains emplois ou à certains enseignements. De mon expérience, je n’ai jamais connu de violence policière, dans le sens où je n’ai jamais été touché dans mon intégrité physique.  Cependant, je sais que si je me retrouve à certains endroits, à certaines heures, je suis contrôlé. Des policière·ers viennent vers moi, me font un contrôle et ne contrôlent pas la personne blanche avec moi. Et dès la seconde où elles et ils voient ma carte d’identité suisse, elles et ils passent à autre chose. Il y a une volonté fantasmée de trouver cet individu migrant qui viendrait d’Afrique de l’Ouest et qui montrerait un permis F ou N. Même chose si je conduis une voiture et que je rentre tard le soir. Dans la manière d’interagir avec moi, les policières·ier montrent beaucoup de violence et de condescendance verbales. On a l’impression d’être déshumanisé et d’être traité comme un citoyen de seconde zone. Il ne faut pas minimiser le racisme en Suisse romande. Il existe et est présent et quotidien. On peut observer des micro-agressions chaque jour. C’est un combat politique et pédagogique profond. En fin de compte, on arrive toujours à la même conclusion: on vit dans un système capitaliste préprogrammé pour que l’individu noir reste constamment dans une situation socio-économique défavorable.

RS: Je réfléchissais à la question de l’histoire et me rends compte que si les personnes ont peut-être un peu de la peine à comprendre la violence du racisme en Suisse, c’est qu’on a une histoire qui paraît, telle qu’est est présentée et étudiée, assez honorable en comparaison avec le nazisme, la colonisation de l’Algérie, l’apartheid ou la ségrégation aux États-Unis. On nous fait étudier toutes ces histoires très violentes et sanglantes, mais quand il s’agit de la Suisse, son histoire semble particulièrement calme, alors que ce n’est absolument pas le cas. Même à l’université, on ne parle jamais du rôle de la Suisse dans la colonisation. On a eu des zoos humains à Lausanne, il ne faut pas l’oublier. Des Noir·e·s étaient exposés dans des cages à Beaulieu et ça s’est passé il y a un peu moins de cent ans. Dans l’imaginaire des gens, l’histoire des autres est plus sanglante, plus grave. Quand tu te mets à creuser, tu te rends compte que non. Je suis convaincue que si on nous apprenait l’histoire de la Suisse de manière correcte, peut-être que les gens auraient plus de facilité à comprendre qu’on n’est pas plus propre qu’ailleurs. On nous conditionne historiquement comme étant les gentils, les neutres, la terre d’accueil ou la zone tampon. On n’a pas l’habitude d’imaginer la Suisse comme ayant pu participer à des choses violentes.

Avez-vous un conseil à donner aux personnes blanches sensibles au luttes anti-racistes?

RS: Il faut que les gens commencent à oser poser des questions. j’ai dû beaucoup forcer mes ami·e·s qui ne sont pas afro-descendant·e·s ou racisé·e·s à me poser des questions gênantes, comme «est-ce que je peux dire Noir·e?» ou «peux-tu te considérer comme Noire ou pas?». Je pense que c’est très important que les gens n’aient pas peur de venir me poser des questions, car nous sommes les mieux placés pour pouvoir y répondre. Si on ne t’a jamais donné de réponse, tu ne vas pas la trouver comme ça. J’aimerais juste encourager à vraiment se poser les bonnes questions, à les sortir de sa tête et à se diriger vers des associations, à ouvrir des livres, à regarder des reportages ou même à écrire à des personnes un peu engagées. Osez venir nous poser les bonnes questions. Il y a des questions bêtes, mais il faut encore se les poser.

Propos recueillis par Joakim Martins.

Cet entretien est paru dans une version raccourcie dans Pages de gauche n° 177 (automne 2020). Pour prolonger cette réflexion, on pourra lire également le dossier paru dans Pages de gauche n° 155 (mai 2016).

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