Version longue: «La satire peut tout dire, tant qu’elle désigne un·e adversaire»

Entretien avec Olga Baranova et Azadbek Bekchanov

Alors qu’une saynète de l’humoriste suisse Claude-Inga Barbey a récemment provoqué une controverse en tournant en dérision une personne non-binaire, Pages de gauche a décidé de revenir avec Olga Baranova, militante socialiste et LGBT, et Azadbek Bekchanov, artiste contemporain actif à la Jeunesse socialiste vaudoise, sur ce que peut-être une satire de gauche, émancipatrice et au service des dominé·e·s.


Est-ce qu’il est comparable de tourner en dérision des personnes dominées et dominantes?

AB: Non, ce n’est pas du tout comparable. Est-il réellement nécessaire, dans une société déjà structurée par des relations de pouvoir et domination, de tourner en dérision des personnes dominées ou minoritaires? À mon avis, cela n’est clairement pas une priorité, est inutile et a un impact psychologique particulièrement douloureux sur les personnes concernées. Dans Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon analyse, en tant que psychiatre, l’effet particulièrement dévastateur sur l’homme noir d’une horrible publicité d’une marque, qui existe toujours et dont je ne citerai pas le nom, qui ironisait sur une supposée façon de parler des tirailleurs sénégalais.

OB : Je suis entièrement d’accord avec Azadbek. La réponse est simple, c’est non. Ce qui m’a toujours beaucoup étonné, c’est que dans l’espace francophone, le débat relatif à la satire est mené de manière totalement différente à ce à quoi je suis habituée. J’ai été cherché d’où provenait ma propre définition de la satire qui veut que celle-ci ne doive pas s’attaquer à celles et ceux qui ne sont pas au pouvoir. Je me suis retrouvée dans un texte de 1919 — preuve que le débat n’a rien de nouveau — de Kurt Tucholsky, un célèbre écrivain allemand. Ce texte malheureusement jamais traduit en français s’intitule Was darf Satire?, soit: qu’est-ce qu’a le droit de faire la satire? Ce dernier contient une citation absolument incroyable que j’ai moi-même traduite: «Le satiriste est un idéaliste ulcéré. Il veut que le monde soit juste, mais vu qu’il ne l’est pas, il se heurte aux injustices». Il y a donc l’idée que le monde est parsemé d’injustices que le satiriste doit combattre. Dans la satire allemande, qui est différente de sa variante française, la notion d’ennemi·e est essentielle. Si la satire peut tout dire, c’est à condition qu’elle désigne ouvertement un·e adversaire. Toutes les personnes qui ne sont pas au pouvoir et qui se trouvent tout en bas de l’échelle sociale, que soit les femmes, les personnes LGBT ou migrantes ne peuvent pas être l’ennemi·e. Ou alors, il s’agit d’une satire d’extrême droite. Typiquement, en regardant le sketch de Claude-Inga Barbey, l’adversaire, c’est la personne non-binaire. Est-ce que vraiment une satire provenant d’une personne tout sauf hostile au progrès sociétal peut-elle désigner une telle catégorie en tant qu’ennemi·e? La satire doit être inconfortable, ce n’est pas le débat, mais elle doit viser juste et dénoncer les origines des injustices. Donc, certainement pas une personne non-binaire.

AB: Je suis tout à fait d’accord. C’est un questionnement tout à fait intéressant de se demander quelle doit être la cible de la satire. Quand j’y pense, je me dis que dans les milieux militants, la satire s’en prend souvent à des gens le méritant vraiment, des personnes au pouvoir, des hommes blancs, riches et puissants. Mais parfois, celle-ci s’en prend également à des personnes, partageant certes des opinions marquées à droite, mais issues des classes populaires. Je me questionne sur la pertinence d’un tel humour. Alors que lorsque nous nous en prenons à personnes qui ont réellement du pouvoir, l’humour devient un outil extrêmement efficace et utile aux classes populaires, aux personnes LGBT, minorisées ou marginalisées. Je soutiens Olga, il est très important de déterminer l’adversaire.

OB: Oui, et ce·tte dernière·er doit être identifiable par celle ou celui qui consomme la satire. Ce qui, d’autant plus, évite les excuses a posteriori niant toute mauvaise intention. Je pense que ce qui heurte les esprits, c’est que celles et ceux qui sont la cible de blagues faciles, comme les personnes non binaires, n’ont jamais vraiment eu droit à la parole auparavant et commencent à se défendre. Toute cette réflexion rappelle que la satire demande un travail intellectuel de remise en question notamment de ses propres privilèges et de sa position dans la société. Éviter la petite blague facile sur le dos des personnes moins privilégié·e·s que soi requiert une difficile triangulation entre l’adversaire, le public cible et soi-même.

Comment combattre la satire s’en prenant aux mauvais·e·s ennemi·e·s?

OB: En la dénonçant, comme cela a été fait dans le cas de Claude-Inga Barbey. Les discussions en France relatives à la caricature de Xavier Gorce sur l’inceste m’ont tout particulièrement choquée. De nouveau, qui est l’adversaire? Les enfants qui ont subi ces actes absolument odieux? À la suite d’une controverse, il a claqué la porte de la rédaction en affirmant qu’on s’en prenait à la liberté de la presse. Ce à avec quoi je ne suis pas du tout d’accord. On devrait être capable de supporter les critiques que l’on nous adresse.

AB: Je vais revenir sur cette phrase si souvent dite qu’on commence fort heureusement à comprendre. Quand l’humoriste Pierre Desproges disait que l’«on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui», il ne visait pas les personnes sans humour, mais celles que la satire faisait rigoler, car elles la prenaient au premier degré. En l’occurrence, il a prononcé cette phrase lors d’un sketch auquel assistait Jean-Marie Le Pen. Le personnage que Desproges campait énonçait des blagues salaces qui faisaient bien entendu rire Le Pen. Par conséquent, la phrase visait très explicitement Jean-Marie Le Pen et affirmait qu’on ne peut pas rigoler avec ce genre de personnes. Une anecdote m’a été racontée par Didier Charlet, qui joue notamment dans 120 secondes un diacre intégriste de Chastavel. Il m’avait raconté que parfois des gens rigolant dans son public le mettent mal à l’aise. Il remarque, en effet, que certaines personnes ne se moquent pas de l’absurdité de son personnage, car elles sont d’accord avec ses propos.

OB: Je pense qu’il faut revenir sur la question, fondamentale pour la gauche, de rire de personnes moins privilégiées que soi. Au sein, par exemple, des manifestations anti-mesures sanitaires suisses, bien évidemment que l’extrême droite est représentée et que c’est inacceptable de défiler avec elle. Néanmoins, en leur sein, comme pour les Gilets jaunes, il y a également des personnes qui n’ont pas eu accès à toutes les possibilités de comprendre certains enjeux, notamment scientifiques. Un excellent livre, que j’aurai j’espère un jour le plaisir de traduire en français, de Robert Misik Die falschen Freunde der einfachen Leute traite exactement de cette question. Quand le Parti socialiste se plaint d’avoir perdu la classe ouvrière, il ne se rend même pas compte que «les» classes ouvrières sont plurielles et que leurs réalités de vie sont extrêmement complexes. Pourtant, les ouvrières·ers ne votent pas tou·te·s pour l’extrême droite, loin de là. Le plus souvent, elles et ils demandent déjà le respect de leurs cultures et de leurs pratiques, respect, qui a beaucoup été perdu à gauche, car nous sommes de plus en plus devenu·e·s inconscient·e·s de nos privilèges. Si cette notion de privilège est revenue sur le devant de la scène politique, c’est grâce aux milieux LGBT et au militantisme antiraciste. Cette notion explique pourquoi il est si difficile, même si on est la personne la plus progressiste au monde, de soutenir certaines luttes politiques sans remettre en question ces privilèges. Ce débat vient d’arriver dans la gauche suisse et provoque en son sein de nombreuses réactions négatives. D’ailleurs, lors de l’épisode Claude-Inga Barbey, des camarades socialistes m’ont accusé, car j’avais pris position sur les réseaux sociaux, de «lancer une nouvelle inquisition» et de diviser la gauche.

AB: Par rapport au cas de Claude-Inga Barbey, on constatait très bien sur Infrarouge qu’elle ne comprenait simplement pas la controverse. Bien au-delà de sa personne, la véritable ennemie c’est la structure homophobe et transphobe de la société. À gauche, notre retard sur cette question crée une fracture entre nous et les classes populaires et conduit parfois à des positions classistes, racistes, homophobes ou transphobes.

OB: À mon avis, Claude-Inga Barbey n’est pas du tout notre ennemie, mais alors pas du tout. En revenant sur la notion de privilèges, je pense qu’elle n’a pas entièrement compris ni les critiques qui lui étaient faites ni leur virulence. Je pense simplement qu’elle n’a pas les mêmes privilèges que moi. Pour les personnes hétérocis, être conscient-e des difficultés et des réalités des personnes LGBT est aussi un privilège. Je suis prête à croire qu’il n’y avait absolument aucune mauvaise volonté de sa part. Toutefois, la société demande désormais de nous un apprentissage permanent. Nous devons tout le temps — d’autant lorsqu’on est une personnalité publique comme elle — être ouvert·e aux critiques et se remettre en permanence en question. Parfois, c’est difficile d’expliquer que lorsqu’un groupe non privilégié nous critique, on doit se taire et l’écouter. Juste faire ça, c’est déjà effectuer un pas vers les groupes défavorisés et leurs réalités. Je me souviendrai toujours de Jane Fonda, une célèbre comédienne américaine âgée de plus de quatre-vingts ans, qui au début d’un discours a expliqué que des jeunes lui avaient appris qu’il fallait aujourd’hui énoncer ses pronoms en plus de son prénom et nom. Elle a marqué une légère pause, s’est rhétoriquement demandé si elle devait vraiment à son âge s’imposer cela, a affirmé qu’il n’y avait pas d’âge pour apprendre, a indiqué qu’il fallait l’appeler «elle» et a continué son discours. C’est dans ce type d’état d’esprit que l’on doit être si l’on veut être progressiste. Après, si on veut être de droite…

AB: Je soutiendrai toujours l’idée qu’il faut recréer, revaloriser, remettre en avant un humour, une satire militante de gauche, ce qui serait également un moyen de répondre à une satire de droite. Je pense personnellement à quelques documentaires de Michael Moore teintés d’énormément d’humour. Fahrenheit 911 est notamment une satire de George W. Bush. La satire est avant tout un outil, que nous devons nous-mêmes utiliser et nous approprier pour nous défendre, mais également pour attaquer celles et ceux qui sont au pouvoir. 

OB: Au début du XXe siècle, les milieux de gauche étaient caractérisés par une production artistique absolument incroyable de journaux, de livres, de satires ou encore de dessins de presse. Tout cela formait une société parallèle à celle de la bourgeoisie. Aujourd’hui, nous nous moquons plus au moins consciemment de la culture «populaire», dénigrant ainsi celles et ceux que nous voulons défendre.  Si aujourd’hui, il y a de beaucoup d’articles universitaires de très hauts niveaux qui sont rédigés, la gauche a beaucoup plus de peine à produire une culture accessible. Il y a un énorme travail à faire sur ce rapprochement, parfois inconscient, parfois revendiqué, qui est fait entre populaire et indigne d’intérêt.

AB: La satire, le dessin de presse ou les arts de la rue ont avant tout des origines populaires. Elles sont parfois également des réactions à des formes d’art bien plus bourgeoises — dans lesquelles je baigne en tant qu’artiste — prenant place dans des musées ou des galeries d’art. Il est important que la gauche, qui a délaissé ces formes d’expression, les utilise pour satisfaire ses propres objectifs. 

OB: Lors de la Grève des femmes de 2019, lors de laquelle de nombreuses jeunes femmes militaient pour la première fois, si un inventaire des pancartes avait été effectué, il y aurait eu beaucoup de revendications individuelles, voire individualistes parlant de mon utérus, ma vulve, mon vagin. En même temps, des militantes beaucoup plus expérimentées avaient écrit, elles, sur leurs pancartes des revendications beaucoup plus globales et conceptuelles. Pourtant, ces deux groupes défilaient dans les mêmes rangs et étaient dans le même camp.

AJ: La diversité politique de mouvement tels que les Gilets jaunes donne une certaine vision sur les structures de domination qui traversent notre société. Bien entendu, il y avait de l’extrême droite, du racisme, de l’homophobie ou du sexisme en son sein. Toutefois, cela n’avait rien à voir avec l’origine sociale des Gilets jaunes, c’est juste que ces phénomènes structurent notre société. Il est important que les forces de gauche en soient conscientes. Le rejet n’est pas la bonne solution, car il ne provoque que des ruptures. Ce qui importe, c’est de changer ces structures et les mentalités changeront ensuite toutes seules.

Propos recueillis par Joakim Martins.

Cet article a été publié en version courte dans Pages de gauche n° 180 (été 2021).

Soutenez le journal, abonnez-vous à Pages de gauche !

webmaster@pagesdegauche.ch