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Une menace contre l’ordre établi

Au fil des commémorations, mai 68 a été coupé de sa réalité sociale et politique pour être mieux récupéré par ses stars. Il est temps de redonner à ces événements leur véritable importance, celle du plus grand mouvement social de la France contemporaine.

Un «coup de tonnerre dans un ciel serein», ce lieu-commun est répété à l’envi lorsque on évoque les événements de mai 68. Il permet d’étayer la thèse de ceux qui font de ces événements une crise générationnelle, un «phénomène biologique autant que social» selon les mots du sociologue Raymond Aron. Il constituera le socle de l’interprétation réduisant mai 68 à la révolution sexuelle, l’affirmation des «jeunes», ou l’explosion de l’individualisme, une vision défendue avec brio par notre french doctor attitré, Bernard Kouchner, qui déclarait en 1988: «Nous étions nombrilistes, oublieux du monde extérieur, nous ne voyions pas ce qui se passait dans le reste du monde, nous étions repliés sur nous-mêmes.»

Imposer des bornes

Cette tentative d’enfermement ne s’est pas limitée aux revendications du mouvement car, en imposant une image du «soixante-huitard-type» (l’étudiant parisien, un pavé dans une main, un pinceau dans l’autre) représenté par quelques «figures» vieillissantes, on a également imposé des bornes sociales, géographiques et temporelles.

Les bornes sociales, nous y revenons à plusieurs reprises dans ce dossier. Les bornes géographiques, elles, enferment mai 68 à Paris, voire même au seul quartier latin. Pourtant, en province, les manifestations sont aussi, voire plus violentes, que dans la capitale et y émergent des mouvements qui marqueront longtemps le paysage militant français; c’est le cas, par exemple, des mouvements anti-productivistes qui apparaissent sur le plateau du Larzac au début des années 70 et qui connaissent aujourd’hui un renouveau d’activité dans la lutte de la Confédération paysanne.

Les bornes temporelles, enfin, se manifestent déjà par la dénomination de l’événement: il s’agit de «mai 68», non pas de «l’année 1968», voire de «mai-juin 68». On enferme ainsi les événements entre le 3 (occupation de la Sorbonne par la police) et le 30 mai (dissolution de l’Assemblée, menace d’une intervention armée). C’est occulter la véritable chronologie des événements, notamment les grèves massives de plusieurs millions de salarié-e-s qui continuent en juin, malgré les accords de Grenelle. C’est faire l’impasse sur le radicalisme gauchiste, violent parfois, qui va se développer jusqu’au milieu des années 70.

Luttes ouvrières et anti-coloniales

Enfin, et surtout, c’est nier les origines d’un mouvement qui plonge ses racines dans les luttes des années 60. Ces luttes se cristallisent autour de deux axes, tiers-mondiste et ouvriériste. La radicalisation du mouvement ouvrier français est parfaitement soulignée par l’article de Gérard Filoche (p. 6) et ce n’est pas un hasard si, au tout début du mouvement étudiant, on se réfère aux luttes ouvrières comme à un exemple à suivre. «Quand les flics de la bourgeoisie se heurtent aux mouvements progressistes, ils ne font pas la loi. Les ouvriers de Caen et de Redon leur ont infligé une sévère leçon. Les étudiants qui soutiennent les luttes du peuple se mettront à l’école des ouvriers et des paysans.» proclame par exemple un tract maoïste distribué les premiers jours de la mobilisation. Mai 68 est également le lieu d’expression du tiers-mondisme et ce n’est pas un hasard si les trois thèmes les plus présents dans les tracts distribués sont l’anti-capitalisme, l’anti-impérialisme et l’anti-gaullisme. La guerre d’Algérie, qui se termine en 1962, est proche, ainsi que l’est son lot de violence, policière notamment. Le massacre par la police parisienne de plusieurs dizaines, voire centaines, d’Algériens lors d’une manifestation pacifique le 17 octobre 1961, les neuf morts à la station de métro Charonne suite à la répression d’une manifestation en faveur de l’indépendance de l’Algérie en 1962, font partie du «patrimoine militant» de ces années. C’est dans cette continuité que les tracts étudiants de 68 rappelleront la mémoire de Charonne («CRS, assassins de Charonne», etc.) et donneront des conseils pour éviter les «ratonnades», un terme qui avait été jusque là réservé au passage à tabac et à la poursuite d’Algériens par la police ou l’armée.

Menace et récupérations

Mai 68 fut un mouvement social, le plus grand que la France contemporaine ait connu et s’inscrivant profondément dans les luttes et la réalité de la gauche française. En l’espace de quelques décennies, le système bourgeois a démontré, à son égard, ses formidables capacités d’assimilation. Dans un premier temps, les événements ont été enfermés, nous l’avons vu, dans des carcans social, géographique et temporel étriqués. Puis la portée du mouvement a été restreinte à quelques thèmes facilement réductibles autour de slogans tels que «Il est interdit d’interdire» et autres «L’imagination au pouvoir». On a ensuite pu vouer mai 68 aux gémonies, accusé en vrac d’être le responsable de l’individualisme contemporain, de la perte des valeurs familiales, de la suppression des notes à l’école ou du développement du «mauvais» capitalisme financier en opposition au «bon» capitalisme industriel (les ouvriers des usines en grève doivent se retourner dans leurs tombes). Tout est prêt pour balancer aux oubliettes de l’histoire ce qui reste comme le dernier grand mouvement de contestation du système capitaliste dans nos démocraties occidentales. Pourquoi un tel retour de manivelle? Peut-être justement parce que mai 68 représenta un éclatement des barrières sociales et leur remise en cause qu’il fallait pouvoir gommer. C’est que mai 68 et sa mémoire authentique représenta et continue de représenter une menace contre l’ordre établi. Comme le disait Sartre dès 1968, «L’important, c’est que l’action ait eu lieu, alors que tout le monde la jugeait impensable. Si elle a eu lieu cette fois-ci, elle peut se reproduire…»

 

 

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