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Se réapproprier la mémoire des luttes

En comparaison internationale et surtout durant la période de haute conjoncture, entre 1950-1960, la grève n’est pas un outil fréquent de la classe ouvrière suisse. Pourtant, elle a une longue histoire en Suisse et depuis 2000, on assiste même à une recrudescence des conflits de travail qui aboutissent à des débrayages, des protestations de toutes sortes, voire des grèves plus longues.

Par Valérie Boillat, secrétaire syndicale, Unia, co-directrice de l’ouvrage La valeur du travail, histoire et histoires des syndicats suisse

Pour démontrer combien les études historiques officielles ont omis l’étude des conflits sociaux pour lui préférer la persistance du mythe de la paix sociale, le professeur Hans Ulrich Jost cite le cas d’un autre professeur, Erich Gruner. Ce dernier se voit refuser, en 1959, l’accès aux dossiers sur la grève générale de 1918, par le directeur des Archives fédérales. Motif invoqué: «Il faut impérativement renoncer à de telles études pour ne pas créer derechef un climat de lutte de classes en Suisse, et ainsi offrir à certains milieux des arguments pour leurs luttes politiques». En 1987, la revue alémanique Widerspruch publie un cahier spécial consacré à la fameuse question de la «paix du travail». Cette publication inaugure une série de lectures plus critiques appelant à se réapproprier la mémoire des grèves pour construire l’identité des travailleuses et travailleurs. Auparavant, à l’exception de rares travaux d’historien•ne•s, les grèves n’avaient été que peu étudiées et elles ne faisaient évidemment pas partie de la vulgate enseignée dans les écoles primaires et secondaires.

Grèves sur 150 ans

On ne sait que peu de choses sur les grèves du début du XIXe siècle, mais au sait que vers 1850, les grèves ont pris de l’importance, notamment à Genève. Leur nombre a sensiblement augmenté entre 1868 et 1871 (env. 600 grévistes en 1871, année la plus calme, et jusqu’à 5300 grévistes en 1870).
Pour les années qui ne sont juste pas couvertes par le graphique, signalons qu’un pic se situe d’une part au tournant du siècle (grève générale, cantonale, en 1902, à Genève) et d’autre part en 1907, avec quelque 300 grèves sur tout le territoire.

Ensuite, comme on le voit sur le graphique, 1918 (grève générale) représente une seconde pointe, jusqu’en 1925 environ. Puis, les années 1935 à 1940 furent aussi des années de grèves pour aboutir à la conclusion de contrats collectifs, dont celui de 1937 dans l’industrie des machines et de la métallurgie, qui contenait l’obligation contractuelle de respect de la paix du travail.

Après la guerre, quelques grèves éclatèrent aussi pour arracher la conclusion de conventions collectives dans d’autres branches. Dans la période de haute conjoncture, on peut résumer en disant que les progrès en matière de droit du travail ont été arrachés moins par des actions de débrayages que par des négociations par branche et par entreprise, dans le cadre des CCT. Une fois de plus, les luttes sont oubliées ou délégitimées, en vertu du sacro-saint principe de partenariat social, mais la grève n’est pas tout à fait absente de cette période-là pour autant. Et, il faut le noter, alors même qu’un grand nombre de CCT interdisent le recours à la grève, les travailleurs et travailleuses ont d’autant plus de courage lorsqu’ils/elles se lancent dans de tels bras de fer.

Dans les années 70, une série de grèves impressionnantes éclatent dans des fabriques (Dubied, Burger et Jacobi, Bulova, Firestone), comme protestation aux fermetures liées à la crise économique. Les années 80 voient encore quelques gros épisodes de grève comme celle, nationale d’un jour, dans l’industrie graphique. La décennie 1990 à 2000 connaît un reflux des luttes, semble-t-il. Mais, c’est alors que les protestations changent de visage; les protestations «politiques», notamment contre le néolibéralisme prennent de la vigueur, au détriment des grèves «classiques» de secteurs. Avec comme point d’orgue des grèves plus politiques et moins «traditionnelles», évidemment la grève des femmes de 1991.

Et aujourd’hui?

Lors des mobilisations récentes, les formes d’actions ont été multiples (débrayage, blocage, grève d’avertissement, grève du zèle, grève des crayons, grève de solidarité, etc.) ont touché le secteur public et, également, des secteurs faiblement syndicalisés (tertiaire). Là, où le courage des travailleuses et travailleurs joue un rôle fondamental! Quand ça va trop mal, que la dignité est foulée aux pieds, que la pression est trop forte, parfois, celles et ceux qui travaillent, produisent, soignent, servent la clientèle ne veulent plus être dupes du discours convenu sur le partenariat social et se réapproprient un outil essentiel du mouvement ouvrier.

A LIRE

Erich Gruner, Marc Vuilleumier et Bernard Degen.
Valérie Boillat et al., La valeur du travail, Ed. Antipodes, Lausanne, 2006, publié pour les 150 ans de l’Union syndicale suisse, (l’ouvrage contient une bibliographie très complète des principales publications sur le mouvement ouvrier suisse, son organisation, ses luttes, etc.)
Arbeitsfrieden – Realität eines Mythos, WIDERSPRUCH. Beiträge zur sozialistischer Politik (Sonderband), Zürich, 1987
Conflits et partenariat conventionnel. Dossier du syndicat Unia, journée d’Olten, mars 2007 (recense les grèves depuis 2000).

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