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«Les journalistes ne doivent pas devenir des agents publicitaires»

Entretien avec Christian Campiche, journaliste et cofondateur de l’association Info en danger.

PdG: Dans l’appel initial de l’Association Info en danger d’octobre 2005, vous soulignez l’ingérence croissante de considérations financières dans des journaux, comment expliquez vous cette évolution?

CC: L’élément central est la chute des recettes publicitaires. Les journaux dépendent pour 60% à 100% de leurs revenus des publicités. Depuis le début des années 1990, le gâteau publicitaire s’est considérablement rétréci et la concurrence pour les annonces publicitaires est devenue beaucoup plus âpre.

A cela s’ajoute un facteur plus structurel, certains annonceurs ont changé de fusils d’épaule et préfèrent d’autres canaux pour leurs messages publicitaires (télévision, internet,…). Par exemple, la Coop et la Migros se sont clairement retirées des journaux, cela s’est traduit par de grosses pertes de recettes. Depuis quelques années, la concurrence d’internet est devenue beaucoup plus vive; de plus en plus d’annonceurs se sont tournés vers internet.

La reprise économique depuis 2005 a sans doute sauvé certains journaux. Mais la conjoncture demeure très fragile, j’en veux pour preuve la crise financière qui secoue actuellement la planète.

Comment se traduisent ces pressions sur le contenu rédactionnel?

Avec la diminution des recettes publicitaires, il y a eu des claires diminutions de coûts, notamment des réductions de personnel. Cela se traduit par une pression accrue sur les journalistes, qui deviennent des «femmes-hommes à tout faire». Ils doivent à la fois rédiger leurs articles, mais aussi trouver des illustrations ou monter les pages du journal. Les éditeurs ont fait de grosses économies sur le dos du personnel.

D’autre part, la publicité devient de plus en plus importante dans les journaux. Elle est beaucoup plus mise en valeur, alors que les textes rédactionnels sont au second plan. Il y a aussi de plus en plus fréquemment des problèmes de collusion entre publicité et textes rédactionnels, que nous avons dénoncés au Conseil suisse de la presse, qui nous a donné raison. Les journalistes ne doivent pas devenir des agents publicitaires.

Cette évolution est particulièrement flagrante dans les «gratuits», mais les journaux payants ne sont pas à l’abri de cette dérive.

Peut-on parler d’une mise en cause de l’indépendance de la profession de journaliste?

Celle-ci est menacée, mais ce n’est pas inéluctable. Les compétences des journalistes sont, de mon point de vue, en déclin. Mais cela dépend bien entendu de la définition qu’on a de la profession: si la compétence c’est de faire consommer et vendre le journal, alors, sans doute, beaucoup de journalistes sont très professionnels. Si par contre, il s’agit d’informer de manière critique sur l’actualité, alors je pense que la presse a perdu en qualité.

Je suis frappé par le fait que les journaux, mais c’est aussi valable pour le journal télévisé, se contentent de plus en plus de reprendre les «informations institutionnelles», telles que les communiqués de presse, les conférences de presse ou les communiqués d’agences, sans distance critique ou commentaires. Lors des conférences de presse, il y a de moins en moins de questions gênantes. Ce phénomène est particulièrement vrai dans le domaine de l’information économique.

Cette évolution est très néfaste pour la qualité de l’information. En fin de compte, c’est la démocratie qui est en jeu, et même la vision du monde qui prévaut dans notre société.

L’arrivée des gratuits semble constituer une étape supplémentaire dans cette direction? Peut-on parler d’un «nivellement par le bas» du contenu journalistique?

Il faut nuancer et affiner l’analyse. Au moment du lancement des gratuits, on pouvait penser que les journaux payants allaient devoir s’améliorer pour justifier leur prix, or, c’est, de manière générale, le contraire qui s’est produit. On retrouve de plus en plus de «people» et d’informations accrocheuses dans les payants. Inversement, je pense que les gratuits sont devenus meilleurs. On retrouve de nombreux articles signés, avec du contenu informatif, qui sortent des sentiers battus, et parfois des scoops.

A ce propos, j’aimerais souligner que le combat de notre association n’est pas dirigé contre les gratuits, mais pour la qualité du journalisme. A cet égard, notre message s’adresse prioritairement à la presse payante.

Que répondez-vous à ceux qui disent que les gratuits ont «ramené» à la lecture certains jeunes, qui ne lisaient aucun journal?

CC: Je suis très sceptique. On pourrait dire la même chose d’internet. Il me semble que les jeunes se contentent de ce type de lecture mise à disposition gratuitement, sans les inciter à aller plus loin. Les journaux payants ont tout à perdre.

Propos recueillis par André Mach

L’association Info en danger a été fondée en juin 2006 par un certain nombre de journalistes romands inquiets de l’évolution de la presse. La création de l’association a été précédée par le lancement d’un appel en octobre 2005 et d’une pétition, signée en moins d’un mois par près de 600 journalistes romands.

Dans ces textes, les initiateurs soulignaient les menaces pesant sur leur profession: «La presse remplit de moins en moins son rôle d’information et d’approche critique des événements au profit du divertissement. Or, une information indépendante et crédible est un droit fondamental du citoyen autant qu’un devoir pour les journalistes et éditeurs. Ce rôle central de notre métier, l’information, est désormais en danger.»

Le but de l’association consiste en «la défense de l’éthique journalistique, de la liberté d’expression et de la dignité de la profession de journaliste, telles que définies dans la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».

Vous retrouvez sur le site de l’association indiqué ci-dessous de nombreux articles et analyses des dérives de la presse. Tout le monde peut devenir membre de l’association.

A consulter: www.infoendanger.net

webmaster@pagesdegauche.ch

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