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«Quand tu bosses dans un quotidien, tu n’as pas de vie!»

Benoît* est journaliste au 20 minutes. Marc* travaille au Matin bleu. Regards croisés.

Comment décrire les conditions de travail des employés du journal? Peut-on les qualifier de précaires? Différentes de celles des journaux payants?

M: Mes horaires ne permettent pas d’heures supplémentaires, contrairement à certains collègues qui travaillent au moins 12 heures par jour pour pouvoir effectuer un travail d’investigation minimal, ce qui serait impossible en respectant la durée normale de travail. Et ces heures supplémentaires ne sont pas comptabilisées. Mais les conditions sont similaires dans les journaux payants. Ce qui nécessitait trois postes par le passé est effectué par une seule personne aujourd’hui. Je m’occupe de l’édition, de l’illustration et du traitement du texte de ma rubrique. Cette augmentation de la charge de travail laisse peu de temps à la réflexion.

B: Quand j’entends certains de mes collègues du Matin orange, je me dis que les conditions de travail varient surtout énormément d’une rédaction à l’autre, sans opposition gratuits/payants. Par contre, c’est vrai que les journées sont longues… D’autant plus que rédiger un article de 1’500 signes ou de 3’000 signes, cela prend presque le même temps. Quelle que soit la longueur de l’article, il faut faire les mêmes recherches, appeler l’éventuel «avis contraire», etc. C’est peut-être cela qui explique le grand turn over [roulement au sein de la rédaction NDLR] au sein des gratuits. Au 20 minutes, par exemple, rares sont les journalistes à être là depuis son lancement… Pourtant, le titre n’est vieux que de deux ans! De manière générale, quand tu bosses dans la presse quotidienne, tu n’as pas de vie et c’est particulièrement vrai pour les gratuits.

Que pensez-vous de l’évacuation totale de toute forme d’opinion au sein des gratuits?

B: Cela me manque, parfois, de ne pouvoir ne serait-ce qu’émettre des doutes sur la crédibilité de tel ou tel propos. Si je trouve une conférence de presse bidon, j’aimerais pouvoir le dire.

Selon vous, pourquoi les gratuits ont-ils fait ce choix?

B: Difficile à dire… Je ne pense pas, en tout cas, que c’est pour éviter de fâcher les annonceurs. Les gratuits visent les gros annonceurs et ceux-ci sont assez réalistes pour ne pas cesser tout contact avec un journal car il a publié un article critique. Par contre, les gratuits courent après un lectorat large qui, seul, attire les annonceurs. En évacuant toute opinion, il ne prend pas le risque de se fâcher avec une part de ce précieux lectorat.

M: J’écris sur un support publicitaire. La rédaction ne peut négocier le contenu publicitaire. C’est la responsabilité du service marketing qui travaille avec le service de la mise en page et nous recevons une maquette de pubs avec des vides à remplir d’informations. Le contenu rédactionnel se fait en fonction du contenu publicitaire et il est parfois déplacé s’il peut faire du tort à la publicité voisine. On voit aussi apparaître des pubs dites «créatives» qui sont situées dont les parties rédactionnelles des pages avec une limite de plus en plus floue entre la pub et l’info. Le combat pour capter l’attention du consommateur et maximiser le temps de cerveau disponible aboutit à ce type de communication «virale». Les pressions sur les rédactions proviennent des enjeux économiques de la publicité. Ainsi nous devons «vendre» un produit de consommation destiné à distraire la cible la plus large possible d’usagers des transports publics, ce n’est donc certainement pas un outil de réflexion!

Y a-t-il une véritable différence, selon vous, entre l’information traitée dans les gratuits et dans les payants?

B: À cet égard, je distinguerais l’information locale de l’information nationale et internationale. Au niveau local, nous avons les moyens d’offrir une bonne couverture et de l’originalité. Au niveau international, c’est bien sûr plus dur. Du coup, nous avons parfois tendance à privilégier l’insolite, l’anecdote. Maintenant, il est clair qu’à cet égard nous suivons une ligne rédactionnelle, qui est celle d’un journal de boulevard, qui informe et qui distrait. C’est peut-être moins noble que la presse d’opinion, mais au moins c’est revendiqué.

Comment faire son travail dans ces conditions?

M.: Le principe régissant les choix des sujets est celui de la proximité affective, liée à la proximité géographique. Nous devons appliquer le principe qu’un mort à 10 km touche plus que 100 morts à 10’000 km. La pression est quotidienne mais insidieuse. On nous dit que le public ne lit pas les articles «sérieux». La marge de manœuvre est donc limitée par le besoin de plaire au plus grand nombre. Le résultat se doit d’être consensuel et aboutit à la «peopolisation» et au «prêt-à-penser» Mais c’est un phénomène qui touche toutes les rédactions, les journaux gratuits comme payants.

Cela dit la presse écrite n’a jamais été rentable en soi et a eu besoin de financements externes. Le problème c’est que les publicitaires ont changé et que les maisons d’édition ne sont plus gérées par des rédacteurs mais par des gestionnaires d’entreprises qui vendraient des savonnettes si c’était plus rentable. Le discours de la direction est de type libéral: «c’est au lectorat de choisir, il ne faut pas l’influencer, ni l’aider à construire un avis. »

*prénom d’emprunt

webmaster@pagesdegauche.ch

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