Le miracle syrien après 54 ans de tyrannie

Entretien avec Firas Kontar •

La chute de Bachar el-Assad et surtout la rapidité de l’effondrement de son pouvoir ont pris par surprise le monde entier. Pour tenter d’en comprendre le déroulement et de donner quelques clefs pour l’avenir, Pages de gauche s’est entretenu avec Firas Kontar à l’occasion de son passage à Lausanne. Politologue spécialiste de la Syrie, nous avions déjà réalisé un entretien fin 2023 avec lui. Il a, entre autres, publié Syrie. La Révolution impossible (Aldeia, 2023) et contribué à l’ouvrage collectif Syrie, le pays brûlé (1970-2021). Le livre noir des Assad (Seuil, 2022).


Comment interpréter les événements de décembre 2024 qui ont mené à la chute du régime d’Assad?

L’espoir revient enfin pour les Syrien·ne·s. C’était véritablement inespéré de pouvoir tourner la page de la dictature et, pour tou·te·s les exilé·e·s, d’avoir désormais la possibilité de rentrer en Syrie. Je n’hésiterais pas à dire que c’est un miracle. Même moi, qui suis de très près la politique syrienne, je n’imaginais pas la fin de 54 années de tyrannie absolue et la chute aussi rapide d’un des pires régimes de la planète.

Dès le mois d’août 2023, il y avait eu des manifestations dans la région de Soueïda (dans le sud du pays), que le régime n’avait pas réprimée, n’en ayant sans doute plus les moyens et soucieux également de ménager la minorité druze. Dans le même temps, on a assisté à un effondrement des services publics et à l’arrêt de l’approvisionnement énergétique en de nombreux endroits de la Syrie. L’armée était visiblement dans le même état, comme nous l’avons vu en décembre, puisque la plupart des unités n’ont même pas cherché à combattre.

Les affaiblissements de la Russie, qui doit concentrer toutes ses ressources contre l’Ukraine, et du Hezbollah, après les attaques massives de l’armée israélienne contre ses forces au Liban, ont accéléré cet effondrement. L’une et l’autre étaient absolument indispensables au maintien du régime d’Assad. J’aimerais aussi souligner qu’au-delà de sa rapidité, cette chute du régime n’a pas tourné au bain de sang que certain·e·s pouvaient craindre. Les combats ont duré 11 jours et ont tué moins de 1000 personnes. Toutes les lignes de défense du régime ont lâché les unes après les autres, et les dirigeant·e·s n’ont pas eu d’autre solution que de fuir.

Quelles seront les conséquences de cette situation nouvelle en Syrie, pour sa population, mais aussi pour la région tout entière?

Pour la région, l’inquiétude principale vient de la réaction d’Israël, qui non seulement a commencé à occuper des territoires adjacents au plateau du Golan (qui constituent la principale réserve d’eau pour tout le sud de la Syrie), mais soutient également les forces kurdes des YPG dans le nord. L’objectif plus ou moins clairement affiché du gouvernement actuel est de provoquer un démembrement de la Syrie.

Pourtant, le nouveau pouvoir, dans les mains du HTS (Hayat Tahrir al-Cham, l’« Organisation de libération du Levant », dirigé par Abou Mohammed al-Joulani, aussi connu sous le nom d’Ahmed al-Charaa), a au contraire tenté dès le départ de rassurer les autres États de la région. Il a par exemple déclaré que les accords avec Israël devaient être respectés.

L’enjeu principal de ces prochains mois sera cependant la stabilité intérieure, car après 13 ans d’une guerre civile d’une violence inouïe, les obstacles qui se dressent sont très nombreux. La grande question sera celle des soutiens que recevra le nouveau régime. Pour le moment, ils viennent de pays dont les intérêts ne sont pas précisément la construction d’une Syrie démocratique. Je songe en particulier à la Turquie, aux Émirats arabes unis, promoteurs de tous les régimes autoritaires de la région, ou à l’Arabie saoudite.

Les dirigeant·e·s européen·ne·s et américain·e·s n’ont pas compris cela, et la politique suivie par leurs gouvernements contribue au contraire à aggraver le problème. Il y a eu d’une part la volonté inique de renvoyer aussi rapidement que possible les réfugié·e·s syrien·ne·s dans un pays complètement détruit, sans comprendre que l’objectif le plus important aujourd’hui serait de leur donner la possibilité de faire des allers-retours entre la Syrie, qu’ils attendent de revoir depuis plus de dix ans, et leur pays d’accueil, dans lequel beaucoup ont maintenant reconstruit une vie. Les gouvernements occidentaux ont d’autre part exprimé un souci pour les minorités et le statut des femmes qui me paraît très hypocrite. Où étaient-ils pendant la guerre civile, alors que le régime d’Assad torturait et massacrait en masse non seulement la majorité arabe sunnite, mais aussi des membres de ces mêmes minorités, violait les femmes syriennes, et n’était inquiété ni par les puissances européennes ni par les États-Unis ? Il faut évidemment se préoccuper de ces questions et y porter la plus grande attention, mais il faut aussi rappeler qu’avant la chute du régime, la situation à Idleb, une grande ville du nord de la Syrie contrôlée par le HTS, n’était pas trop mauvaise sur ce plan-là. Les chrétiens bénéficiaient de la liberté de culte et les femmes pouvaient étudier et travailler. La réaction occidentale depuis le 8 décembre témoigne en réalité de la persistance d’un imaginaire colonial à l’égard du Moyen-Orient.

La chose la plus importante maintenant est d’aider la population syrienne. Il y a par exemple environ quatre millions de personnes déplacées à la frontière avec la Turquie, qui avaient fui devant l’avancée des troupes du régime. Dans un état d’extrême dénuement, elles n’ont pas les moyens de rentrer chez elles.

Par ailleurs, la Syrie manque d’équipes forensiques pour identifier les milliers de victimes qui se trouvent dans des fosses communes ou ont été retrouvées dans les différentes prisons du régime, la plus emblématique étant la forteresse de Sednaya, transformée en camp d’extermination par les sbires d’Assad. Le pays a également un besoin urgent d’équipes de déminage.

Le HTS ne pourra pas remplir ces tâches seul, et les pays qui lui viendront en aide auront évidemment une chance d’orienter le futur de la Syrie. Pour le moment, il s’agit principalement de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, du Qatar ou de l’Azerbaïdjan, qui ne poursuivent pas exactement les mêmes objectifs que ceux que nous souhaiterions voir se développer en Syrie.

Et du côté de la population, quel est l’état d’esprit dominant aujourd’hui?

Je crois qu’on peut dire que tout le monde est soulagé, y compris une bonne partie des personnes qui soutenaient l’ancien régime. Il y a bien sûr encore çà et là des ultras, mais ils et elles ne sont finalement pas très nombreuses·eux.

Le quotidien de la population connaît une légère amélioration depuis la chute d’Assad, du fait de la distribution de l’aide humanitaire, en particulier dans les hôpitaux. On peut signaler aussi, au sujet de l’aide internationale, que l’Ukraine a envoyé 500 tonnes de blé à la Syrie.

La vie reprend à Damas, mais le pays est en ruines et les gens ont encore faim, dans leur très grande majorité. 30% des habitations ont été détruites, des localités entières ont été vidées et leurs infrastructures pillées (électricité, eau, chauffage, etc.), donc tout est à reconstruire.

La tension est par ailleurs présente, avec des inquiétudes de toutes parts. De nombeuses·eux combattant·e·s étrangères·ers se trouvent toujours sur le territoire syrien, et des acteurs étrangers souhaitent y attiser la haine intercommunautaire. Malgré cela, il faut insister sur le fait que si l’on compare ce qui se passe aujourd’hui en Syrie avec d’autres effondrements de régime ailleurs dans le monde et par le passé, la situation est plutôt calme.

Quels sont les éléments sur lesquels une gauche démocratique pourrait s’appuyer aujourd’hui en Syrie?

Certaines des figures historiques de la gauche syrienne sont rentrées. Je pense par exemple à Yassine [nom ?] et à [nom]. Depuis le mois de décembre, des réunions ont à nouveau lieu dans un café de Damas qui était un lieu de réunion historique des mouvements de gauche. Ce sont des individus, avec des voix qui portent, mais qui restent pour le moment confinées à Damas. L’enjeu est de savoir comment peser hors de la capitale et des grandes villes.

Toutefois, aussi importante que soit la reconstruction d’un mouvement politique visant l’émancipation, 80% de la population a faim aujourd’hui, il faut donc aussi répondre à des questions urgentes.

Je formulerais peut-être la question de la manière suivante : comment construire une société civile quand les gens n’ont pas assez à manger ? Je pense qu’aujourd’hui, nous devrions soutenir la création de n’importe quelle association, syndicat ou médias, quelles que soient nos divergences avec eux et elles, car c’est de leur nombre qui dépendra l’apparition de cette société civile. C’est sur ce point que les États démocratiques pourraient jouer un rôle fondamental. Tout va se jouer dans les mois à venir à mon sens.

Le nouveau pouvoir envisage-t-il de convoquer une constituante?

Le HTS l’a promis, mais il fait face à des problèmes redoutables. Le premier d’entre eux est le nombre de Syrien·ne·s vivant en exil, 12 à 13 millions de personnes, soit la moitié de la population. Dans ces conditions, il est difficile d’organiser des élections dont le résultat serait représentatif. On parle aussi d’un retour à l’ancienne constitution syrienne, qui avait été en vigueur de la fin de la colonisation, en 1950, à la prise de pouvoir d’Assad père en 1970. On retrouverait ainsi une Syrie qui a déjà existé et où toutes les minorités étaient respectées. De 1945 à 1970, sur les neuf présidents élus, on comptait deux chrétiens et quatre Kurdes, par exemple.

Il me semble qu’il faut souhaiter le retour à un régime parlementaire stable, qui permettrait d’éviter le présidentialisme et l’émergence d’une figure forte qui aurait la possibilité de gouverner sans contre-pouvoirs.

Il faudra aussi se préoccuper de la mise en place d’une justice de transition pour revenir sur les années de la dictature. C’est une question à la fois centrale et très délicate puisqu’il faut d’une part éviter la vengeance, mais d’autre part se donner les moyens de punir les responsables des atrocités qu’a dû subir la population syrienne depuis plus d’un demi-siècle.

Que peut-on dire aujourd’hui des positionnements de la gauche à l’égard de la Syrie ces dernières années?

Je dirais qu’il y avait un Mélenchon dans tous les pays, George Galloway ou Jeremy Corbyn en Angleterre, Alexandria Ocasio-Cortez aux États-Unis, les dirigeant·e·s de Die Linke en Allemagne, tou·te·s ont fait preuve de complaisance à l’égard du régime d’Assad, quand ils et elles n’ont pas servi de simples relais de la propagande assadienne dans leurs pays respectifs. En France, la situation est grave. Rima Hassan, pour ne prendre que cet exemple, s’est rendue dans la Syrie d’Assad l’année passée alors qu’elle avait été élue Députée européenne, après un précédent voyage qui ressemblait plus à la promotion du pays à des fins touristiques.

La déformation la plus scandaleuse a consisté à faire d’Assad un défenseur des Palestinien·ne·s, alors qu’il a été leur bourreau depuis son arrivée au pouvoir, tout en se présentant comme leur protecteur. Des figures de la gauche palestinienne ont été torturées et exécutées dans les prisons du régime, sans parler du massacre du camp de réfugié·e·s de Yarmouk.

Depuis la chute du régime, je dois dire que cette position d’une partie de la gauche occidentale est en train de s’affaiblir, ce qui conduit à un certain optimisme.

Propos recueillis par Antoine Chollet

Illustration: le nouveau drapeau officiel de la Syrie, emblème de la révolution depuis 2011, a remplacé le drapeau du régime assadiste dès sa chute. On trouvera plus d’informations à son sujet dans l’article suivant: «D’où vient le drapeau de la révolution syrienne?» (L’Orient-Le Jour, 11 décembre 2024).

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