Cora Antonioli •
Pour analyser le rôle des médias dans la banalisation de l’extrême droite, nous avons choisi la situation française. Rappelons d’abord que les médias ne font pas le vote. Leur effet ne doit pas pour autant être négligé : indirecte, leur influence doit donc être analysée sur un temps long. Les médias fabriquent l’offre politique (qui sera candidat·e ? Quels thèmes seront repris, discutés ou priorisés?) et créent ainsi des représentations, des effets de cadrages particuliers, une atmosphère dans laquelle baignent les lecteur·rices, auditeur·rices et spectateurs·rices.
Le fait que les médias dominants (qui occupent la majorité de l’espace médiatique) portent une réelle responsabilité dans la banalisation de l’extrême droite, ou plutôt des idées d’extrême droite, s’explique par de nombreux facteurs qui, souvent, se cumulent. À côté d’eux et parfois parmi eux, l’existence des médias ouvertement d’extrême droite (notamment les médias Bolloré qui ne font plus mystère de leur orientation) constituent évidemment un problème et un sujet en soi. Leur public étant très majoritairement déjà convaincu et leurs méthodes propagandistes facilement identifiables, il nous a semblé néanmoins plus utile de nous intéresser au rôle moins évident joué par les médias (publics et privés) qui revendiquent une « neutralité d’opinion » (sur ce sujet voir aussi le numéro 186 de Pages de gauche), aussi dans la mesure où des pistes d’amélioration sont envisageables.
Visibiliser, atténuer, normaliser
La normalisation par les médias des idées d’extrême droite passe par une routinisation de certains propos, sujets, idées ou autres amalgames portés initialement par l’extrême droite. Ceci implique, d’abord, un espace octroyé à celle-ci — espace disproportionné (certes aujourd’hui un peu moins) par rapport au poids des urnes — par les interventions d’élu·e·s, mais plus encore d’éditoralistes, sondeur·ses, philosophes ou autres « toutologues » de cette obédience qui mènent à installer certains sujets et leur approche comme incontournables. Leur circulation via l’ « écosystème » médiatique et politique entretient ces discours et participe à la dissémination et à la reproduction de cadrages thématiques, idéologiques ainsi qu’au vocabulaire associé. L’atténuation des idées d’extrême droite est à la fois une conséquence et une cause de cette visibilisation. De plus, la préoccupation de toujours (les nazis avaient la même dans les années 1930) de l’extrême droite de servir une image avenante est, notamment, bien relayée par les médias dominants qui ne reculent pas — bien au contraire — devant la vedettisation (Marine Le Pen et son amour des chats ou Jordan Bardella présenté comme gendre idéal).
Dans le même temps, le refus de nommer ce qui est (comme les origines historiques du RN ou ce que sont ou étaient ses fondateurs) et d’exprimer son désaccord (les éditoriaux faisant face à l’extrême droite sont quasiment inexistants) sont la norme. Ceci mène immanquablement à s’habituer à plus de haine, à s’accorder sur l’origine des problèmes (les « migrant·e·s », les mulsulman·e·s, les chômeur·ses, les féministes, les antiracistes, etc.). Ceci étant accepté à priori, les éventuelles divergences exprimées ne se situent le plus souvent qu’au niveau des solutions à apporter.
Ceci mène de fait à une marginalisation voire à l’exclusion des idées de gauche dans l’espace médiatique et au-delà.
Renvoyer dos à dos les « extrêmes »
La banalisation des idées d’extrême droite passe aussi par la balance égale entre l’extrême droite et la gauche ou l’extrême gauche. Si la droite, notamment pour des raisons stratégiques évidentes, joue un rôle majeur dans cette mise à égalité (dans les années 1930, en Allemagne notamment, elle agitait l’épouvantail communiste), les médias participent largement à construire et installer cette perception.
Au-delà du fait que certain·e·s journalistes ont probablement cette perception, c’est sans doute d’abord au nom de la « neutralité » affichée par de nombreux journaux ou émissions/chaînes d’information que l’on couvre sans préférence les deux « camps », par exemple, en présentant des idées racistes et humanistes sans les hiérarchiser.
Cette manière de faire de nombreuses·eux journalistes, qui consiste à penser que de simplement opposer des idées ou opinions antagonistes permet de produire de l’objectivité, semble très ancrée dans la culture professionnelle.
Le format du débat, très prisé, en est la forme la plus évidente : on y oppose des opinions, le plus souvent sans mise en contexte et apport informatif. Repris à l’envi par les chaînes d’information continue et ailleurs, l’ignominie et le mensonge peuvent s’y exprimer quasiment sans limite.
Pourquoi tant de haine ?
Les quelques facteurs importants développés ci-dessus et menant à la banalisation de l’extrême droite exigent de comprendre les raisons de leur production.
D’abord, la concentration des médias en mains de quelques milliardaires mène à leur monopolisation par les milieux d’affaires et ainsi immanquablement à leur dépendance à ceux-ci (ainsi qu’à une partie voire à l’ensemble de l’idéologie ultra-libérale qu’elle implique). Cette dépendance ne s’exprime que rarement par une censure directe des patron·ne·s, mais par des processus (conscients ou non) indirects. Les investissements des milliardaires dans les médias — marginaux en terme de financement et de rendements — sont une façon d’augmenter leur influence (en politique, en économie, auprès des consommatrices·eurs). Pour cela, les audiences sont évidemment une condition déterminante pour la vie ou la survie des différents médias. Ainsi, les sujets traités doivent être susceptibles de plaire, de surprendre, de faire parler et d’être repris. L’information est aussi un marché. Aussi les rédactions se retrouvent-elles sous la pression de la concurrence. Pour cela, on se compare constamment aux autres, et paradoxalement, pour marquer la différence, tout en imaginant des approches « originales », on reprend les mêmes thèmes, les mêmes « expert·e·s » et éditorialistes.
Les médias, accompagnateurs du pouvoir
Dans ce souci permanent d’obtenir le scoop du jour et de ne pas manquer les informations obtenues par d’autres, s’organise la proximité avec les personnes qui détiennent le pouvoir. Plus ou moins consciemment, des règles communes et conditions d’obtention d’informations et confidence en « off » se mettent en place, des avantages d’accès privilégiés sont « offerts », les moments de réjouissance partagée se multiplient…
Une telle proximité associée à l’exigence d’obtenir les informations constituent un risque accru à taire ou à édulcorer certaines informations sous peine de ne plus en obtenir du tout. Déplaire au pouvoir (et donc aussi à son patron) en diffusant certaines informations est un risque non négligeable qui peut se traduire par l’auto-censure chez les journalistes d’une rédaction ou/et par l’intervention des chef·fes de rédaction. Certains médias qui devraient pourtant pouvoir agir comme contre-pouvoir se retrouvent alors réduits à accompagner le pouvoir et à ouvrir les vannes toutes grandes à la droite et à l’extrême droite.
Face à cette pression constante et à ses conséquences néfastes, beaucoup se battent, en particulier les syndicats de journalistes. Parmi leurs revendications, citons : la fin de la concentration des médias, l’arrêt de l’aide directe de l’État pour les milliardaires au profit d’une presse indépendante, l’octroi du pouvoir aux rédactions, la fin de la précarisation des journalistes, une formation des journalistes travaillant davantage sur les questions déontologiques et qui donne davantage de sens au métier, le développement et le renforcement de la critique des médias.
Combattre les idées d’extrême droite passe donc aussi par une lutte pour l’indépendance des médias et de leurs journalistes ainsi que par une remise en cause de l’injonction à la « neutralité ».
À lire :
Yunnes Abzouz, Traiter le RN comme un parti banal : des journalistes se rebiffent face à leur direction, Mediapart, 2024.
Pauline Perrenot, Les médias contre la gauche, Marseille, Agone, 2023.
Daniel Schneidermann, Berlin, 1933 : La presse internationale face à Hitler, Paris, Éditions du Seuil, 2018.
Daniel Schneidermann, La Guerre avant la guerre 1936-1939. Quand la presse prépare au pire, Paris, Éditions du Seuil, 2022.
Claire Sécail, Face à la nature autoritaire de l’extrême droite, le cordon sanitaire se joue aussi dans les médias, « Tribune » dans Le Monde, 2024.
Claire Sécail, Touche pas à mon peuple, Paris, Seuil Libelle, 2024.
Les illustrations du n°193 de Pages de gauche sont tirées de l’hebdomadaire satirique allemand Simplicissimus, qui paraît entre 1896 et 1944.
Illustration: « La grande question – Von Papen et Hitler «Deux dictateurs, c’est impossible. Nous devons enfin décider qui doit jouer le rôle de Mussolini !»
Article publié dans Pages de gauche no 193 (automne 2024).