Rappeler le combat de l’opposition syrienne

Entretien avec Firas Kontar •

Plus de dix ans après l’éclosion de la révolution syrienne, des manifestant·e·s sont à nouveau descendu·e·s dans certaines rues du pays pour demander la chute de Bachar el-Assad. Afin d’analyser le terrible épisode que connaît toujours la Syrie, Pages de gauche a rencontré Firas Kontar. En plus d’être l’une des figures francophones de l’opposition démocrate syrienne, il a récemment publié Syrie. La Révolution impossible (Aldeia, 2023) et contribué à l’ouvrage collectif Syrie, le pays brûlé (1970-2021). Le livre noir des Assad (Seuil, 2022).


Avec plus dix ans de recul, comment interprétez-vous la révolution syrienne de 2011 et la terrible répression qui y a mis fin ?

C’est l’histoire d’un échec géopolitique monumental. Quand la révolution s’est armée, elle a été à plusieurs moments proche de la victoire. Un rapport de force favorable permettant de négocier un vrai plan de paix était à plusieurs reprises à portée de main. Si, après le massacre à l’arme chimique de la Ghouta de 2013, l’administration Obama avait atteint les points forts du régime de Bachar el-Assad, notamment son aviation, ce dernier aurait été contraint de négocier. Surtout qu’en 2013, ni l’Iran ni la Russie ne s’était encore réellement militairement engagés dans le conflit.

Cet échec s’explique par un conservatisme occidental plaçant la stabilité au cœur de ses préoccupations. Pourtant, le clan Assad n’a jamais offert la moindre forme de stabilité pour la région ; il a par exemple été le premier à soutenir des djihadistes en Irak entre 2003 et 2008. Afin de se maintenir au pouvoir, de tels autocrates utilisent tous les outils à leur disposition dont le terrorisme. Assad a aussi laissé l’État islamique contrôler des pans entiers de la Syrie, afin de se concentrer en priorité dans sa lutte contre les rebelles. La Guerre civile syrienne a également systématiquement été comparée à l’invasion occidentale de l’Irak ou de lac Libye, alors que ces situations n’étaient en aucun point comparables.

L’abandon du peuple syrien a de terribles conséquences. Sur une population initiale de 21,3 millions de personnes en 2011, ne vivent plus que huit millions d’individus sur le territoire actuellement sous contrôle du régime, et ceux-ci regrettent de ne pas être partis en 2015 quand il en était encore temps. Désormais, Assad a été réhabilité par la Ligue arabe et des voix en Europe appellent à en faire de même. Un message est ainsi envoyé aux autocrates : ceux-ci peuvent massacrer leur population en recourant à la torture ou aux armes chimiques et tout de même réintégrer la scène internationale dans un second temps.

Comment comprendre la sanglante intervention syrienne de la Russie ?

Par l’intermédiaire de Wagner, la Russie a développé un modèle d’intervention militaire. Celui-ci consiste à piller les richesses locales en échange d’une protection accordée au régime. Via cette fois une intervention directe de l’armée russe, Vladimir Poutine a reproduit ce schéma en Syrie. L’oligarque russe Guennadi Timtchenko a en effet repris l’exploitation du gaz syrien à des conditions dignes d’un empire colonial. Désormais, 30% des recettes de ce secteur vont à l’État syrien et 70% dans les poches de Timtchenko. La même situation s’est déroulée avec le phosphate.

En outre, la Russie savait qu’elle pouvait intervenir militairement en Syrie sans prendre de grands risques. La seule chose qui aurait pu inquiéter Poutine était que les rebelles disposent d’armes permettant d’abattre les chasseurs russes, or Barack Obama s’était engagé auprès de lui à ne pas leur en fournir.

Malgré les crimes de guerre commis par Vladimir Poutine en Tchétchénie, en Géorgie et en Ukraine, il était toujours considéré par beaucoup en Europe et aux États-Unis comme un partenaire fiable et un fin stratège. Qu’il n’ait jamais été considéré comme un paria de la scène internationale avant 2022 explique aussi en partie son intervention en Syrie. D’ailleurs, il comptait certainement en février 2022 prendre Kiev en quelques jours, instaurer un gouvernement fantoche et faire le dos rond jusqu’à ce que l’Occident lui pardonne tout une fois de plus. Heureusement que cette fois l’armée ukrainienne a su déjouer son plan, sinon l’Union européenne aurait très vite décidé de négocier avec lui.

À la suite des interventions russes qu’ils ont les deux subies, les peuples syriens et ukrainiens partagent-ils désormais un destin commun ?

La révolution ukrainienne de 2014 de Maïdan, qui suit la révolution orange de 2004, a abouti à une démocratisation réelle du pays, et ce malgré les problèmes de corruption et d’oligarques. La chance de l’Ukraine, c’est qu’en 2014, Vladimir Poutine ne soit pas tout de suite intervenu militairement pour maintenir le régime en place. Un nouveau gouvernement a ainsi pu se constituer et initier un véritable processus de démocratisation.

Nous, Syrien·ne·s, n’avons pas pu faire tomber le régime Assad. Surtout, nous n’avons pas bénéficié du même soutien international que l’Ukraine en 2022. Dès les premières semaines de conflit, le Congrès américain a voté une aide pour ce dernier pays de 43 milliards de dollars. Pour les douze années de conflit, l’aide états-unienne destinée à la Syrie s’est élevée à 500 millions de dollars. Ce crédit n’a d’ailleurs même pas été entièrement dépensée. Comment aurions-nous pu faire face avec un si faible montant à Assad, au Hezbollah, aux milices iraniennes et à la Russie en même temps ?

Désormais, nous nous nous considérons victimes du même ennemi que les Ukrainien·ne·s. Si demain l’Ukraine venait à vaincre la Russie et faisait chuter Poutine, Assad perdrait l’un de ses principaux parrains internationaux.

Est-ce que ce sont les mêmes personnes qui – à gauche – ont refusé de soutenir la Syrie et l’Ukraine ?

Clairement. Jean-Luc Mélenchon en France, Die Linke en Allemagne, des personnes comme Georges Galloway en Angleterre, Alexandria Ocasio-Cortez ou Ilhan Omar aux États-Unis ne cessent de dénoncer l’impérialisme américain, sans jamais toutefois s’intéresser aux autres formes d’impérialisme. Avec l’invasion de l’Irak et le traumatisme qu’il a causé aux États-Unis, nous sommes entré·e·s dans une nouvelle époque et ces partis politiques et personnes ne semblent pas l’avoir compris.

Cette gauche-là, s’est tout récemment mise à dénoncer à juste titre les exactions commises par Israël. Elle s’était pourtant révélée beaucoup plus discrète sur les massacres – relatés dans le film Little Palestine – commanditées dans le cadre de la guerre civile syrienne par le régime d’Assad dans l’ancien camp de réfugié·e·s palestinien·ne·s de Yarmouk. Ces personnes ne basent pas leurs lectures sur le droit ou la justice internationale, mais sur l’identité du bourreau.

Jamais je n’accepterais de faire partie d’une gauche qui rechigne à porter un message d’universalisme et de soutien au principe onusien de libre détermination des peuples.

De nouvelles manifestations ont récemment animé les rues de la Syrie. Quand est-ce que le peuple pourra-t-il en finir avec le régime Assad ?

J’aimerais évidemment bien connaître la réponse à cette question. Les manifestations se déroulant actuellement dans ma ville d’origine de Soueïda représentent une réelle lueur d’espoir. Alors que cette région est censée être sous contrôle du régime, elle y échappe désormais totalement. Étant donné que les minorités sont majoritaires dans cette région, le clan Assad – qui s’est toujours faussement présenté comme le garant de leurs droits – ne peut intervenir militairement et commettre des massacres.

Plus globalement, l’État syrien s’effondre toujours un peu plus. En dehors de l’hypercentre de Damas, aucun service public n’est désormais fonctionnel. Il n’y a plus de chauffage, les écoles ne donnent plus de cours, les transports publics sont inexistants et les hôpitaux n’ont plus de médicaments. C’est l’agonie… Néanmoins, la désintégration de l’État n’implique pas automatiquement la chute du régime, qui lui survit actuellement sous une forme mafieuse. Il est donc impossible de pronostiquer la fin du régime Assad.

Propos recueillis par Joakim Martins

Cet entretien est paru dans Pages de gauche no 190 (hiver 2023-2024).

Illustration: Fonds photographique du Pouvoir judiciaire et de la Police cantonale du canton de Fribourg.

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