0

La grève, c’est mâle!

La participation des femmes aux mouvements sociaux, notamment aux grèves, n’est plus à démontrer. Néanmoins, les logiques militantes reproduisent, bien plus qu’elles ne subvertissent ou ne transforment les stéréotypes de genre. Le cas de la mobilisation des «Officine» est éclairant.

Que ce soit lors des luttes ouvrières du XIXe siècle, pendant la Résistance ou en mai et juin 1968, les femmes ont toujours eu une place importante dans les mouvements sociaux modernes. Leur importance pour la réussite des mobilisations a cependant été longtemps niée, la misogynie et le sexisme étant des sentiments souvent répandus à l’intérieur des organisations ouvrières et syndicales (Proudhon, par exemple, n’hésitant pas à définir la femme comme un être à mi-chemin entre l’animal et l’homme). Ce n’est donc que depuis quelques décennies que – fruit des luttes féminines et féministes des années 1960 et 1970 – les femmes ont été reconnues comme partie intégrante des mouvements sociaux passés et présents.

Cependant, la récente reconnaissance des apports des militantes dans les luttes sociales n’a pas débouché sur une remise en cause systématique de la division sexuelle du travail militant. En effet, les mouvements sociaux contemporains ont encore tendance à reproduire en leur sein des dynamiques qui divisent de manière genrée le travail des unes et des autres et hiérarchisent les positions occupées, laissant des hommes occuper les places les plus prestigieuses et redirigeant les composantes féminines vers des tâches moins visibles, notamment le travail d’appoint et logistique, l’entretien des lieux et la cuisine, etc. Les mouvements sociaux, bien que porteurs de discours qui veulent subvertir des normes sociales, reproduisent donc souvent en leur sein des logiques patriarcales et sexistes.

Des femmes au cœur de la grève

La grève de CFF Cargo à Bellinzone a vu 430 ouvriers arrêter le travail pendant 33 jours ce printemps. Bien que grève quasi uniquement masculine, l’événement «Officine» a touché aussi de près les familles des grévistes, qui se sont soudées autour de leurs hommes. Ainsi, les femmes des grévistes, après les premiers jours de dépaysement, ont progressivement commencé à se rendre sur les lieux de la lutte pour côtoyer leurs maris. Pour certaines d’entre elles, femmes au foyer ou travailleuses avec des faibles taux d’engagement, l’entrée en grève des maris a marqué un renouveau dans leur rapport avec le conjoint et avec sa sphère professionnelle: plusieurs affirment s’être rendues pour la première fois de leur vie sur le lieu du travail du mari lors des agitations.

La division sexuelle de l’univers militant est visible si l’on analyse la manière dont les émotions engendrées par l’activité ont été prises en compte. Les jours passant et l’atmosphère devenant de plus en plus lourde suite aux menaces de la direction, une épouse d’un gréviste, qui avait tenu dès les premiers jours un petit stand de récolte d’argent, commença informellement à recevoir ceux et celles qui éprouvaient des moments de détresse et de dépression. Son stand, situé hors des ateliers occupés et garantissant une certaine intimité, devint rapidement une sorte de confessionnal où les hommes en grève – ainsi que leurs conjointes – pouvaient se rendre pour expliquer leurs malaises et leurs craintes. Cette femme a donc commencé à prendre en charge le travail émotionnel, c’est-à-dire le travail qui vise à augmenter ou changer de nature un sentiment ou une émotion.

Plusieurs femmes mobilisées se sont ensuite dirigées vers elle pour se faire aider, et affirment qu’elles étaient incapables de gérer toutes ces émotions. Il est donc intéressant de noter que la prise en charge de certaines émotions s’est faite en continuité avec les stéréotypes des catégories sociales «homme» et «femme»: les hommes seraient téméraires, auraient du courage et seraient portés à la lutte et à l’action politique. Les femmes, en revanche, seraient plus sensibles et réservées, et seraient donc sensibles et fragiles, mais aussi plus familières avec le travail de soutien des militant•e•s en difficulté. On retrouve toute l’opposition entre le domaine du rationnel, davantage masculin, et celui de l’émotif et de l’émotionnel, laissé aux femmes.

Le «travail émotionnel» revient aux femmes

Dans les semaines qui ont suivi le déclenchement de la grève, d’autres femmes de grévistes se sont jointes à cette première militante et ont coordonné et structuré une manière de gérer leurs propres émotions ainsi que celles des autres grévistes. Encadrées par une thérapeute venue prêter main forte (comme de nombreux•ses autres Tessinois•es concerné•e•s par cet événement), elles ont créé un groupe femmes – le Laboratorio Donne – dont elles rappellent qu’il répondait au besoin de se retrouver pour discuter, commenter le déroulement de la grève, et pour mettre en discussion entre femmes nos émotions. Plus tard, elles ont décidé de réaliser un projet de théâtre pour transmettre les émotions vécues en un mois de grève.

Dans le cas des «Officine» de Bellinzone, on observe donc une division sexuelle du travail basée sur une prétendue facilité des femmes à prendre en charge les émotions de tou•te•s. Ainsi, cette grève montre que l’apport des femmes est souvent essentiel à la réussite de la mobilisation (dans ce cas, elles ont réalisé de nombreuses tâches qui ont fortement influé sur le maintien de l’occupation et sur la mobilisation de dizaines de milliers de personnes), mais que le travail militant est la plupart du temps encore divisé à partir de stéréotypes et de schémas genrés.

Si le projet de théâtre est aujourd’hui une partie intégrante du travail de promotion et de mise en lumière de la lutte, et si tou•te•s les participant•e•s sont d’accord pour dire que les femmes des grévistes ont porté un soutien indispensable à la mobilisation, il ne faut néanmoins pas oublier qu’elles l’ont fait d’abord en assumant le rôle qui leur a été socialement attribué, et que cette lutte n’a vraisemblablement engendré aucune remise en cause de la division sexuelle du travail dans les couples: les agitations finies, de nombreuses femmes ont progressivement abandonné la sphère publique et sont retournées dans la sphère du travail au foyer.

webmaster@pagesdegauche.ch

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *