Conclusion du dossier sur la neutralité

La rédaction •

Avec la sortie du numéro 186 de Pages de gauche dont le dossier est consacré à la neutralité, Pdg publie en libre-accès la conclusion de ce dernier afin d’en donner un aperçu. Pour recevoir le numéro en entier et soutenir une presse de gauche indépendante, abonnez-vous!


Comme tous les processus de dépolitisation, l’injonction à la neutralité est un paravent dressé devant la défense d’objectifs politiques plus ou moins masqués. Critiquer l’engagement antiraciste de scientifiques en exigeant que les universitaires fassent preuve de «retenue», c’est renforcer les idéologies néocoloniales. Chanter les louanges de la «neutralité suisse», comme le fait Blocher par exemple, c’est toujours, contrairement à ce qui est clamé officiellement, favoriser une puissance plutôt qu’une autre — Poutine aujourd’hui, le IIIe Reich hier —, tout en prétendant ne pas le faire.

On s’aperçoit aussi bien souvent que l’exigence de neutralité est à géométrie très variable. Alors que les climatologues s’attirent les foudres de parlementaires stipendiés par l’industrie du pétrole, des départements entiers d’économistes qui ânonnent depuis des décennies la vulgate néolibérale peuvent passer pour de très sages expert·e·s conseillant les gouvernements lorsqu’il s’agit de démanteler les services publics ou d’injecter des milliards pour sauver des banques de la faillite. Ou encore, le moindre voile semble contrevenir à la neutralité de l’espace public alors qu’une organisation d’extrême droite comme Écône a pignon sur rue en Suisse, ou que des bâtiments universitaires y sont bénis par un évêque (à Fribourg).

Indiquer que l’État et ses services ne peuvent être neutres ne doit pas conduire à une contestation de leur existence, bien au contraire. Cette position, qui est celle des ultra-libéraux, voudrait tout privatiser et laisser le libre choix de l’école pour les enfants, de l’assurance-maladie que les individus contractent ou, pour les plus délirant·e·s, du service de police chargé de leur protection. Elle veut faire disparaître les agences de financement de la recherche, les services statistiques et l’audiovisuel public. Il faut bien comprendre que les pouvoirs se sont généralement opposés à l’introduction de ces différents services, en identifiant bien les principes et les valeurs qu’ils incarnaient. La scolarisation universelle est une condition indispensable à la démocratisation d’une société, par exemple, ce n’est donc pas une politique «neutre». Le développement d’un service statistique public est une condition indispensable au partage le plus large possible des informations nécessaires aux décisions politiques, et par conséquent à leur possible démocratisation.

Que l’existence d’un service statistique national fiable soit un enjeu politique ne fait pas de doute (c’est la raison pour laquelle les États autoritaires n’en disposent pas), mais son caractère politique évident ne signifie pas pour autant que les statistiques qu’il produit soient construites n’importe comment, qu’il doive s’interdire d’en produire ou interrompre une série lorsqu’elles contredisent l’opinion du pouvoir en place. C’est précisément la confusion de ces deux niveaux que permet la notion floue de «neutralité». Les catégories de personnes que l’on décompte pour calculer le taux de chômage sont hautement politiques, mais le décompte lui-même doit être précis, rigoureux, réplicable et comparable, ce qui permet à quiconque de l’utiliser.

Dans une société démocratique, prendre position ne signifie pas souhaiter l’annihilation de ses adversaires, mais reconnaître que d’autres opinions s’y expriment et que ce dialogue continué, aussi conflictuel qu’il puisse être, est la condition même de l’existence d’une telle société. À l’opposé, l’exigence de neutralité en est bien souvent la négation.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 186 (hiver 2022-2023).

Crédit image: Zorawar Bhangoo sur Unsplash.

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