Entretien avec Daniela Cerqui et Augustin Fragnière •
Avec la sortie du numéro 186 de Pages de gauche dont le dossier est consacré à la neutralité, Pdg publie en libre-accès un entretien sur la neutralité de la science et de la recherche réalisé avec Daniela Cerqui (DC), anthropologue des techniques, et Augustin Fragnière (AF), philosophe de l’environnement. Pour recevoir le numéro en entier et soutenir une presse de gauche indépendante, abonnez-vous!
Est-ce que la science peut être neutre?
AF: En philosophie des sciences, on considère en général que la neutralité équivaut à une absence de valeurs. Cela ne signifie pas que toutes les valeurs sont proscrites. Si une science neutre devait rejeter toute valeur épistémologique, sa pratique serait tout simplement impossible. Il faut que les scientifiques adhèrent à certaines valeurs fondatrices de leur activité de recherche, comme le doute, la discussion de leurs résultats, l’honnêteté, etc. Si l’on parle de valeurs morales ou politiques, la question est un peu différente. Mais même sur ce plan, je ne pense pas qu’une telle absence de valeur soit possible, ni même désirable.
DC: Pour moi, la réponse est clairement négative aussi. Dans ma discipline, l’anthropologie, la neutralité pose aussi une question de faisabilité. Cela fait longtemps que nous pratiquons une réflexivité sur notre propre activité et que nous sommes attentives·ifs aux effets que nous exerçons sur nos terrains d’enquête. Je pense de toute manière que les biologistes moléculaires, pour prendre un exemple, ne peuvent pas non plus faire abstraction de leurs valeurs, en train de faire une recherche qu’elles et ils n’ont pas choisie par hasard non plus. Si l’anthropologue est obligé·e de se poser ces questions-là, les scientifiques des autres disciplines devraient être encouragé·e·s à cette réflexivité.
J’ai été confrontée à cette question dans mes propres travaux de recherche sur les ingénieur·e·s. J’ai souvent entendu alors un discours apparemment purement pragmatique, mais qui relevait surtout d’une sorte de déresponsabilisation. L’utilisation des objets fabriqués relevait de la responsabilité de la société. J’essayais alors de leur faire dire quelles valeurs les avaient animé·e·s dans leur travail, et je pense que c’est un exercice que l’on devrait aussi faire dans toutes les disciplines scientifiques.
AF: Je fais le même constat s’agissant de la production des connaissances. Même dans les sciences dites naturelles, ni le choix des sujets ni celui de la manière de les étudier ne sont neutres, car ils sont tributaires de toutes sortes d’influences politiques et économiques, à quoi peuvent s’ajouter des biais à la fois individuels et collectifs. On dispose de méthodes pour minimiser ces biais, mais il est difficile de les éliminer complètement. De plus, certaines valeurs sont nécessaires à certaines étapes du processus de production scientifique. Dans les études qui peuvent avoir des conséquences sociales importantes par exemple, il faut faire des choix quant au niveau de preuve nécessaire pour confirmer ou infirmer une hypothèse. Une étude qui doit évaluer la toxicité d’une molécule par exemple, il va falloir juger du degré de preuve que l’on acceptera comme suffisant pour autoriser son utilisation. Ici, les valeurs morales et politiques s’invitent au cœur même de la démarche scientifique, et pas seulement au début ou à la fin du processus. La seule chose que l’on puisse faire est de les expliciter et de les cadrer.
DC: Il y a des biais jusqu’au coeur de ce que l’on nomme l’objectivité scientifique. Une collègue qui a travaillé sur la Palestine rappelait par exemple que le contenu des travaux historiques sur son objet de recherche dépendait du point de vue choisi, et que l’objectivité résidait plutôt dans l’explicitation des positions défendues que dans leur élimination. La question se pose dès la sélection de la bibliographie que nous utilisons sur nos objets de recherche, dont la liste n’est jamais neutre.
AF: Il faut à mon sens distinguer neutralité et objectivité. Si la neutralité est impossible à atteindre, les disciplines scientifiques disposent par contre d’un ensemble de règles et de méthodes qui permettent de rechercher la plus grande objectivité possible des résultats, et donc d’assurer une certaine fiabilité aux connaissances produites. Mais on se situe ici sur un continuum, avec des degrés d’objectivité qui peuvent varier de manière assez importante.
Que faire de l’engagement des scientifiques, hors de leurs recherches proprement dites?
AF: L’engagement peut aussi bien susciter la recherche qu’en provenir, lorsque des résultats semblent requérir des actions. Pour moi, engagement et recherche ne sont pas incompatibles.
DC: J’ajouterais que l’engagement doit aussi être considéré comme un devoir dans certains cas. Les développements récents autour de la numérisation de l’enseignement me somment, d’une certaine manière, à intervenir sur ce sujet comme chercheuse qui a travaillé sur ces questions. J’ai récemment fait un entretien sur ces questions dans Services publics, le journal du SSP, et j’y défends une position engagée. Il est cependant important d’évaluer comment les choses seront reçues par les personnes qui nous lisent ou nous écoutent. En cours par exemple, la situation est différente. J’avertis les étudiant·e·s lorsque je leur fais part d’une position personnelle qu’elles et ils peuvent ne pas partager et qui ne relève pas stricto sensu de l’analyse. Là aussi, cela dépend du public, les réactions des étudiant·e·s sont différentes à l’université et à l’EPFL.
AF: Il me semble sur ce point qu’il y a quand même des différences entre les disciplines scientifiques. Une plus grande subjectivité des chercheuses·eurs est inévitable, et même souhaitable, dans certaines d’entre elles. Il faut toutefois maintenir une différence claire entre le travail académique, même engagé, qui doit suivre les pratiques et les normes de la discipline, et le pamphlet politique. Dans l’enseignement en particulier, il y a une asymétrie, de statut, de savoir, mais aussi de pouvoir entre l’enseigné·e et l’enseignant·e que l’on ne peut pas ignorer. Il faut alors prendre des précautions supplémentaires. Enseigner la pensée critique suppose de laisser les étudiant·e·s se positionner de manière autonome quant à notre discours, pas de leur asséner nos opinions et les présenter comme les seules possibles.
Des ambiguïtés peuvent parfois apparaître dans la communication hors de l’université, où le public ne sait pas toujours très bien si les scientifiques interviennent en tant qu’expert·e·s ou que citoyen·ne·s engagé·e·s.
DC: Un autre problème concerne les critiques que je peux adresser à mon employeur (l’université ou l’État) comme experte.
AF: Sur ce point, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme de 2014 reconnaît le droit des universitaires à la critique de l’État, même en travaillant dans une institution publique.
Que faire des climatosceptiques, par exemple?
AF: C’est une position critiquable et regrettable, mais ce sont des cas très minoritaires aujourd’hui, et je suis convaincu que tomber dans la répression à leur égard aurait un coût politique et scientifique trop important par rapport à ce que ces positions représentent désormais. La voie à suivre dans ce cas est à mon avis plutôt celle d’une régulation horizontale, par les pairs, à qui il appartient alors de réagir à des propos jugés contraires au consensus scientifique.
DC: La question du rattachement institutionnel est importante et délicate, car l’affichage comme chercheuse·eur dans une université donne une caution au discours, y compris lorsque celui-ci n’a rien à voir avec les domaines d’expertise de la personne concernée.
AF: Les universités doivent parfois préciser que les personnes prétendant travailler en leur sein ne le font pas, et n’ont parfois que des statuts assez vagues, ou révolus. Le problème se pose également pour les événements hébergés dans une université. Il me semble dans ce cas qu’il est légitime qu’une institution puisse refuser l’utilisation de ses locaux pour accueillir des discours contraires à ses valeurs. La question, qui est très vive aux États-Unis par exemple, est de savoir si les campus sont des espaces protégés par la liberté d’expression, ou par une liberté académique qui est plus retreinte que la première.
Propos recueillis par Antoine Chollet.
Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 186 (hiver 2022-2023).