«Les hommes font [leur vie], mais ils ne [la] font pas comme ils veulent, ils ne [la] font pas dans des circonstances quils choisissent, mais dans des circonstances quils rencontrent directement, données et transmises par le passé.» (Karl Marx, cité par E. J. Hobsbawm).
Eric J. Hobsbawn est considéré comme lun des historiens les plus talentueux de sa génération. Son ouvrage le plus connu est une histoire du «court XXe siècle», son Âge des Extrêmes quil déroule depuis le début de la première guerre mondiale jusquà la chute du mur de Berlin. Depuis la parution de cet ouvrage que les francophones ont dû attendre près de dix ans! il la intelligemment complété. Il a tout dabord prolongé sa réflexion au sein dun ouvrage dentretien, Les enjeux du XXIe siècle. Il porte aujourdhui, au sein dune autobiographie, un regard personnel et neuf sur son court vingtième siècle. Comme il le dit lui-même, «en un sens, ce livre est le revers de LÂge des Extrêmes: ce nest pas lhistoire dumonde illustrée par les expériences dun individu, mais lhistoire du monde formant cette expérience ( )» (p. 11).
Un lien indéfectible
Sa vie semble faire écho au destin terrible et exceptionnel du court XXe siècle. Né en 1917 à Alexandrie dune mère autrichienne et dun père anglais, issus de la petite bourgeoisie juive, il passe son enfance à Vienne. La Vienne des années vingt et trente est à la confluence de lHistoire, humiliée par la défaite de 1918 et le démembrement de son empire, dans lil du cyclone de la grande crise et de la montée du nazisme. Suite à la mort de ses parents, il déménage à Berlin en 1931 où il reste jusquen 1933. Ces quelques années scellent son engagement politique. Il rejoint un groupe décoliers communistes berlinois et adhérera, quelques années plus tard, au Parti Communiste de Grande-Bretagne, un parti quil ne quittera que dans les années huitante, lors des nombreuses scissions qui secouent un Parti moribond. Son long engagement au sein du mouvement communiste est sans nul doute lun des intérêts manifestes de son autobiographie. De la double perspective de lhistorien critique et du militant impliqué, il explique, sans excuser, les différentes crises qui ont secoué le mouvement. Ainsi, au sujet de lannée 1956 qui voit, coup sur coup, le rapport Khrouchtchev faire la lumière sur les exactions staliniennes et linvasion des chars russes à Budapest, il livre cette double explication sur les raisons qui lont poussé à ne pas quitter, comme tant dautres, le Parti Communiste. Dans une perspective dhistorien, il explique ce choix par son appartenance à une génération de communistes, ceux et celles qui adhérèrent avant 1935, pour lesquels la perspective de lutter pour la Révolution mondiale comme la lutte contre le fascisme, symbolisaient des idées suffisamment fortes pour résister à de telles crises. Ces idées ne pouvaient être que renforcées puisquelles puisaient leurs racines dans le Berlin des années trente et quà cette période, un jeune anglais et un jeune dEurope centrale «ne pouvaient devenir communistes avec le même sentiment» (p. 259). Dans une perspective dautobiographe, il explique aussi ce choix par la fierté, la fierté de réussir une carrière académique «tout en maffichant communiste» (p. 260).
Histoire et histoire
Outre cet aspect, cet ouvrage comporte de nombreuses réflexions, quelles soient dordre politique lorsquil compare, par exemple, les mouvements de contestation des années trente et soixante, ou dordre personnel, comme ce lien tissé entre manifestation de masse et sexe. Cest aussi une magnifique source de renseignements sur le parcours des nombreuses personnalités qui ont croisé la route de lauteur. Si elle pêche parfois par un trop grand souci de détail déformation professionnelle sans doute , si le style est très académique, il nen demeure pas moins que cette autobiographie est dune grande richesse, autant pour la grande Histoire que pour linsertion des individus dans son cours.
Hobsbawm Eric, Franc-Tireur, Paris: Ramsay, 2005, 521 p.