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«Les journalistes doivent retrouver le goût de l’action syndicale»

Entretien avec Benito Perez, journaliste au Courrier, le seul quotidien indépendant de gauche en Suisse.

PdG: Comment Le Courrier se positionne-t-il dans le paysage de la presse romande?

BP: Difficilement… Le paysage romand est de plus en plus concentré. Le Courrier doit donc affronter des concurrents de taille nettement supérieure, ce qui leur confère de nets avantages, en termes de marketing, d’économies d’échelle, etc. Je n’hésite pas à dire que nous sommes dans une situation de «concurrence déloyale».

Le Courrier a fait le choix de l’indépendance. Premièrement, notre ligne éditoriale est garantie par une charte rédactionnelle. Ce texte exige que nous soyons du côté des plus faibles, des luttes sociales, des combats pour l’émancipation. Vous savez, tous les journaux sont des journaux d’opinions. Simplement, nous, nous travaillons en toute transparence, ce qui nous met à l’abri des pressions externes.

Deuxièmement, nous revendiquons une application stricte de la «déclaration des droits et des devoirs des journalistes» qui est la «bible» déontologique de la profession, et à laquelle chaque journaliste RP devrait en principe souscrire. Paradoxalement, alors qu’on nous qualifie souvent de journal d’opinion, nous sommes les seuls à nous en revendiquer clairement, notamment en ce qui concerne l’indépendance rédactionnelle vis-à-vis des annonceurs.

Ce positionnement, Le Courrier le doit-il à son histoire?

Le projet du Courrier, n’est pas un projet commercial issu de la volonté d’actionnaires. Il vient directement du «mouvement social», ce qui a structuré dès le départ le projet du journal, et ce qui nous amène à être sensibles aux initiatives qui émanent du terrain. Moi-même, je suis responsable de la rubrique «solidarité internationale», unique en Suisse, par sa focalisation sur les luttes émancipatrices du Sud. Cette rubrique est partiellement financée par la Fédération genevoise de coopération, mais en toute indépendance. La pluralité de nos sources de financement nous permet d’être à l’abri des pressions. Il est important de dire que nous travaillons d’abord pour nos lecteurs. La publicité ne correspond qu’à 15-20% de notre financement. Nous vivons également de notre souscription annuelle qui permet à des lecteurs de marquer leur soutien à l’existence d’un tel projet journalistique. C’est là une logique qui ne se réduit pas le journal à une simple marchandise.

Vous développez également une conception du journalisme fondée sur l’enquête approfondie, le reportage d’investigation…

Malheureusement nous n’avons que trop peu les moyens de le faire complètement. Aujourd’hui, dans les médias, il y a de moins en moins de journalistes et de plus en plus de «rédacteurs». Les «rédacteurs» se contentent de fournir un enrobage rédactionnel autour des publicités, souvent sur la base de dépêches d’agence ou de dossiers de presse prêts à l’emploi. Les informations sont de moins en moins vérifiées, car on travaille dans l’urgence. Le travail d’investigation disparaît.

Le Courrier essaie bien sûr de lutter contre ces tendances, mais c’est difficile. L’ensemble de notre rédaction comporte moins de journalistes que la rubrique «Sport» du Matin…

Comment dans ces conditions, la presse peut-elle jouer son rôle de «contrepouvoir»?

Je ne crois pas à ce mythe du contrepouvoir. La presse est un pouvoir. Et elle peut se mettre au service du pouvoir dominant, de l’Etat, des grands groupes capitalistes. Ou au service des dominés. Seul un réel pluralisme des sources d’information permettrait d’exercer ce contrôle social et démocratique.

L’évolution de la presse est inquiétante à cet égard. Les concentrations internationales produisent des consortiums d’information, de publicité et de divertissement, liés à des groupes financiers ou industriels. L’immense majorité des titres en fait aujourd’hui partie et ils se positionnent selon ces intérêts-là. Quand cela leur convient, la presse peut être docile avec les gouvernants, le cas français étant presque caricatural. Mais dans des pays, comme le Venezuela ou la Bolivie où le peuple a mis au gouvernement des gens qui veulent changer les choses, la presse devient soudainement un réel «contre-pouvoir»… à l’Etat.

Le contre-pouvoir, c’est donc un mythe, mais, paradoxalement, cela doit malgré tout être un idéal à défendre.

A terme alors, que va-t-il se passer?

Il va continuer à y avoir des médias indépendants qui proposent un journalisme «citoyen». Mais il est clair que ces médias sont voués à rester marginaux. Si l’on veut réagir, il me semble qu’il existe essentiellement deux axes.

Premièrement, il faut partir du fait que tous les journalistes ne sont pas satisfaits de la situation actuelle, et que beaucoup aimeraient faire bien leur travail plutôt que d’être soumis aux impératifs commerciaux. Ces journalistes doivent s’organiser et retrouver le goût de l’action syndicale. La création d’un véritable rapport de force au sein des journaux, voire des groupes de presse pourrait avoir un réel impact sur le contenu. Individuellement, les journalistes ne peuvent résister très longtemps à la pression des éditeurs. De même, je suis perplexe devant des initiatives, certes honorables, mais isolées et confinées dans la dénonciation – telles qu’ Info en danger.

Deuxièmement, la puissance publique doit être responsabilisée. L’existence d’une information de qualité, reposant sur une presse diversifiée et indépendante, est la condition même d’une démocratie. L’Etat a le devoir de financer cette presse. Il faut donc se battre politiquement pour obtenir un financement structurel, inconditionnel, de la presse indépendante.

Finalement, je place aussi un espoir dans les médias citoyens qui se développent surtout dans les pays du Sud. Les journalistes ont beaucoup à apprendre des «médiactivistes» citoyens, de ces initiatives qui viennent d’en bas.

Propos recueillis par Romain Felli

webmaster@pagesdegauche.ch

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