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Jours d’été à Utøya


Par Dan Gallin, 30.08.2011

Je n’oublierai jamais les jours d’été que j’ai passé à Utǿya en 1955, cette petite île proche d’Oslo dont les syndicats norvégiens avaient fait cadeau à la Jeunesse travailliste pour lui servir de centre d’études et de loisirs.

J’étais arrivé en Europe en mars 1953, de retour des Etats-Unis où, étudiant, j’avais découvert le socialisme sous la forme d’une dissidence trotskiste. La brillante explication du monde, l’histoire à la fois héroïque et tragique du « Vieux » et de son mouvement, avait saisi mon imagination et mes émotions, si bien que je m’étais fait remarquer par les autorités, qui m’avaient donné un délai d’un mois pour quitter le pays

Nous voici donc, avec ma compagne, qui appartenait à la même formation, en Europe, où il fallait d’abord prendre pied. En été 1955 nous étions prêts à découvrir la Scandinavie, bastion de la social-démocratie, suspecte à nos yeux.

A Oslo, nous avions trouvé la Jeunesse travailliste dans l’annuaire. Nous sommes arrivés  sans préavis dans le bureau du responsable présent, qui était le secrétaire général, pour lui expliquer que nous étions des membres de la jeunesse socialiste américaine et que nous étions à la recherche des socialistes norvégiens pour discuter du socialisme. Le camarade norvégien nous regarda un moment qui nous paraissait long, puis il nous dit: « vous tombez bien, notre cours d’été vient de commencer. Tout à l’heure on peut vous y amener, vous pouvez rester avec nous la semaine. C’est à Utøya, une petite île près d’Oslo, vous allez voir. »

A Utøya, il y a un bâtiment central pour la logistique (repas, douches, salles de cours) et tous les participants logeaient dans des tentes, un peu partout mais surtout sur une prairie en face du bâtiment. On nous avait attribué une tente, mais nous passions la plupart de notre temps avec les jeunes norvégiens. J’ai passé une nuit entière à discuter avec Reiulf Steen, plus tard ministre des affaires étrangères et premier ministre, très engagé dans l’aide aux mouvements de résistance aux dictatures d’Amérique latine. Nous discutions de l’URSS, de sa nature sociale et politique, et du stalinisme,  une nuit n’y avait pas suffi.

Nous avion côtoyé des centaines de jeunes gens socialistes, pleins d’énergie, de joie, d’humour, de volonté. Des jeunes gens fils et filles du soleil de minuit qui, dans l’été norvégien, ne se couche jamais. Des jeunes gens ordinaires, citoyens comme les autres dans une démocratie sociale. Ils n’étaient pas des révolutionnaires professionnels, mais ils étaient décidés à changer le monde. Il y en avait autant sur cette petite île, sinon plus, que dans tout notre groupuscule américain. Nos camarades américains que nous venions de quitter, n’étaient pas moins engagés et courageux, mais nous avions découvert quelque chose que nous ne connaissions pas: un mouvement de masse de jeunes socialistes.

C’est ce mouvement que Anders Behring Breivik, un militant fasciste, a attaqué le 22 juillet dernier. Après avoir fait exploser une bombe dans le quartier du gouvernement à Oslo qui a fait huit morts, il a débarqué sur l’île déguisé en policier, a fait rassembler les jeunes présents et a commencé à tirer sur des jeunes gens sans défense et très loin d’imaginer ce qui allait leur arriver. A Utøya, Breivik a fait 69 morts en une heure et demie.

Le premier ministre norvégien, Jens Stoltenberg, qui est également le chef du Parti travailliste, a déclaré que ce massacre constituait un attentat contre la démocratie et la société ouverte, et que la Norvège ne plierait pas. En réalité, Il s’agit plus précisément d’un attentat contre le mouvement ouvrier norvégien. Breivik a été tout à fait explicite: il fallait cibler le mouvement travailliste coupable de « marxisme culturel », et le frapper dans ce qu’il avait de plus précieux, sa jeunesse, pour le punir d’avoir trahi la nation en favorisant son « islamisation ». D’ailleurs, à quelques heures près, Stoltenberg lui-même, et Gro Harlem Brundtland, ancienne première ministre, qui avaient visité Utøya le même jour pour participer aux débats, auraient très bien pu se trouver parmi les victimes.

Nous devrions nous inquiéter davantage de ce qui nous arrive, à nous socialistes, en Europe du Nord. Le 28 février 1986, Olof Palme, premier ministre de Suède, était assassiné. Il s’était rendu avec sa femme Lisbet au cinéma, comme d’habitude sans garde de corps. A 23:20, alors qu’ils rentraient à pied, un homme s’approcha par derrière et tira deux coups de revolver: le premier blessa Palme mortellement, le deuxième blessa Lisbet qui survécut. L’assassin s’enfuit et ne fut jamais retrouvé. Un homme fut arrêté, condamné, puis relâché en appel. Les motifs de l’assassinat, et ses commanditaires éventuels, ne furent jamais identifiés. L’enquête de la police, qui dura des années, n’aboutit pas.

Issu d’une famille de la haute bourgeoisie, Palme était un « traître à sa classe » et la droite suédoise lui voua une haine intense. Au gouvernement depuis 1965, deux fois Premier Ministre (1969-1976 et 1982-1986), président du Parti social-démocrate de 1969 à 1986, il renforça encore davantage l’Etat social et le pouvoir des syndicats face au patronat. En politique étrangère, il était le seul chef d’Etat occidental à s’opposer à la guerre du Vietnam. Il s’opposa également à l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, au coup d’Etat de Pinochet en 1973 et généralement, tout au long de son parcours, aux dictatures militaires d’Amérique latine, aux dictatures fascistes en Europe et au régime d’apartheid en Afrique du Sud. Sans être vraiment de la gauche du Parti il a souvent été décrit comme un « réformiste révolutionnaire ».

L’assassinat de Palme a été un tournant dans l’histoire de notre mouvement. Aucun de ses successeurs n’a eu son charisme, son intelligence politique et son audace. Le PS suédois baissa son profil. Sa modération lui a d’ailleurs probablement coûté le pouvoir: il a perdu deux élections législatives de suite depuis 2006. Il est moins présent internationalement et, de ce fait, l’Internationale socialiste a perdu un peu plus du peu d’influence qui lui restait. Palme vivant, la capitulation de la social-démocratie devant le néo-libéralisme et la pantalonnade le la « troisième voie » de Blair et Schröder était plus difficile. Si l’assassinat de Palme avait été le résultat  d’une conspiration de droite, celle-ci aurait atteint ses objectifs.

Il pouvait en être autrement. En 1998, le Parti suédois s’était ressaisi. Il avait une étoile montante: née en 1957, Anna Lindh était brillante présidente de la Jeunesse socialiste de 1984 à 1990,  parlementaire dès 1982, Ministre de l’ Environnement en 1994, Ministre des Affaires Etrangères en 1998. Elle était de la même trempe que Palme et il était prévu qu’elle succède au terne bureaucrate Göran Persson comme chef du gouvernement et du Parti.

Mais l’assassin veillait. Dans l’après-midi du 10 septembre 2003 Anna Lindh était en train de faire ses courses dans un grand magasin de Stockholm, évidemment sans gardes du corps, lorsqu’un homme lui enfonça un couteau dans la poitrine, l’estomac et le bras. Malgré les efforts  de l’hôpital, le lendemain, à 05:29, elle était  morte.

L’assassin était rattrapé le 24 septembre: Mihailo Mihailovič, né en Suède de parents serbes, très remonté contre le gouvernement suédois pour avoir soutenu l’OTAN au Kosovo. Après différentes péripéties judiciaires, et ayant été reconnu comme psychologiquement dérangé, il était condamné à prison à vie.

Après la Suède, bastion historique du socialisme nordique, c’est aujourd’hui le tour de la Norvège, seul pays nordique à avoir encore un gouvernement social-démocrate défendant sur le plan international des causes progressistes, et à défendre l’Etat social. Encore une fois, un fou isolé a frappé.

Un fou isolé? C’est surtout l’extrême-droite qui le prétend. Car, évidemment, pour sauver les idées de l’extrême droite, il est essentiel de mettre le maximum de distance entre l’idéologie véhiculée par ses partis et les actes criminels que cette même idéologie inspire. Il faut faire croire que le fascisme est une opinion, et non un crime, que les organisations d’extrême droite regroupent de braves citoyens alors qu’il sont des pépinières de Breivik, qui peuvent sortir à tout moment, n’importe ou, armés jusqu’aux dents, pour semer la mort.

Dans son interview dans Le Matin Dimanche du 31 juillet, Oskar Freysinger répond au journaliste, qui lui fait remarquer que plusieurs thèses de Breivik recouvrent les siennes, ou celles de l’UDC, et lui demande s’il partage ses idées:  « Pensez-vous qu’il y aura moins d’attentats terroristes et de fous si on me force à me taire? Ce sera pire! » Il faut comprendre cette réponse comme une menace.

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