Berlusconi est décédé, mais le berlusconisme mourra-t-il jamais?

Emma Sofia Lunghi •

En Italie, il existe une expression qui est entrée depuis les années 1990 dans la langage courant: le berlusconisme. Né pour définir un esprit entrepreneurial et libéral, il incarnait le rêve d’une Italie qui pouvait être riche et rencontrer le succès. Le berlusconisme est vite devenu un fait social modelant la politique italienne et les citoyen·ne·s italien·ne·s. Le berlusconisme est cependant rapidement devenu synonyme de culture de l’ignorance, du sexisme, de l’arrivisme, de la valorisation de la loi du plus fort et de la définition de la politique en tant qu’espace au sein duquel le bien collectif est confondu avec la richesse et la puissance de quelques-uns. Le berlusconisme est de fait l’éloge de l’immoralité.


La démagogie, comme principal legs

Le 12 juin, Silvio Berlusconi est enfin décédé à l’âge de 86 ans, mais le berlusconisme mourra-t-il, lui, jamais? Berlusconi a sans doute été l’un des hommes les plus influents de la République italienne d’après-guerre et une partie de son triste héritage est sûrement encore à découvrir. Quatre fois président du Conseil des ministres (de 1994 à 1995, de 2001 à 2006 et de 2008 à 2011), Berlusconi est le politicien italien qui a le plus occupé depuis la Seconde Guerre mondiale le siège du chef du gouvernement italien. Depuis 1861, il est seulement devancé par Mussolini. Malgré un patrimoine qui selon Forbes dépasserait les 6 milliards d’euros, son plus important héritage pourrait toutefois être le tournant culturel qu’il a imposé à la société italienne.

En se présentant comme l’homme qui exprimait librement des opinions à l’apparence subversive, Berlusconi a profondément moduler le discours politique. La rhétorique a cessé d’être éloquente pour laisser place à un lexique populaire qui lui a permis d’apparaître accessible. Il a été en cela le pionnier de la création de la dictature imaginaire du politiquement correct. Rappelons les nombreux tristes épisodes où il a prétendu bouleverser un système de censure imaginé, en avançant des blagues racistes ou sexistes. Les nombreuses chaînes de télévisions qu’il possède ont elles-mêmes adopté un lexique vulgaire en repoussant ici également les limites du socialement acceptable.

Dès son entrée en politique dans les années 1990, Berlusconi en a aussi très profondément modifié les règles, en personnifiant à outrance la vie civique. Pendant des décennies on a cessé de parler de la chose publique pour parler de la personne, de Berlusconi et de ces blagues. Préfigurant largement Trump, les juges n’étaient, pour Berlusconi, plus des magistrat·e·s, mais des inquisitrices·eurs politiques (des « communistes » dans la majorité des cas) se liguant contre sa personne.

Un tournant socio-culturel

Il n’est d’ailleurs pas si étonnant que Berlusconi ait eu autant de succès et d’influence si l’on considère le contexte qui l’a vu entrer en politique. Au début des années 1990, le plus gros scandale de corruption de l’histoire italienne (l’opération « Mains propres ») a vu l’ensemble de la classe politique être mise en cause. Au milieu de la confusion et au moment où les repères moraux s’effondraient les uns après les autres, Berlusconi a su proposer une société prétendument sans valeurs morales. Le berlusconisme a cependant bouleversé de nombreux principes: l’enrichissement personnel au détriment de la justice et du partage équitable des ressource, le démantèlement lent et inexorable de l’instruction et de l’hôpital publics au profit d’écoles et d’hôpitaux privées ou encore la téléréalité en lieu et place du débat et de la culture.

Un marchepied du fascisme?

Si le poids politique de Forza Italia (le parti taillé pour la personne de Berlusconi et l’ayant porté plusieurs fois au pouvoir) semble désormais moindre (selon les derniers sondages, il se situerait autour du 8%), l’influence culturelle du berlusconisme ne doit pas pour autant être sous-estimée. Un signe très clair de cette tendance peut être décelé dans la réticence générale, observable dès les premières heures ayant suivies son décès, à condamner le parcours d’un homme qui a commis d’innombrables délits et soutenu les pires dictateurs, rappelons que Berlusconi aura toujours été fier de ses amitiés entre autres avec Poutine et Erdoğan, et été condamné notamment pour prostitution de mineure.

En proclamant un jour de deuil national, la Deuxième République italienne pleure son tortionnaire. Le gouvernement d’extrême droite qui la dirige actuellement est d’ailleurs le fruit d’au moins deux décennies de démantèlement progressif, auquel Berlusconi a pris une part très active, de l’État de droit et républicain fondé sur les ruines du fascisme. Si ce trépas aura enfin débarrassé le peuple italien d’un odieux dirigeant, la vie civique du pays demeure façonnée par le tournant socio-culturel que représente le berlusconisme et le risque fasciste se fait toujours plus pressant.

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