Au Qatar, la construction des stades avance plus vite que les droits humains

Entretien avec Nadia Boehlen (porte-parole d’Amnesty International en Suisse) •

Entretien. Après une décennie de tragédies et de controverses, le coup d’envoi de la Coupe du monde au Qatar sera donné en novembre prochain. Nadia Boehlen, porte-parole d’Amnesty International en Suisse, fait le point sur les enjeux en termes de droits humains entourant la compétition.


Comment a évolué la situation en matière de droits humains au Qatar depuis l’attribution de la Coupe du Monde en 2010?

Les projecteurs, qui sont maintenant braqués depuis 12 ans sur ce pays, auront permis certaines améliorations. Avant tout, le système de la kafala qui lie de manière profonde les employé·e·s étrangères·ers à leurs employeurs a pu être réformé, mais de manière largement insuffisante. Jusqu’en 2016, elles et ils avaient encore besoin de l’autorisation de leur employeur pour quitter leur emploi, et donc le pays. Désormais, si les travailleurs·euses souhaitent quitter leur employeur, elles et ils doivent adresser une demande au ministère du Travail qui en avertit systématiquement l’employeur. Il s’en suit des situations complexes comprenant de forts risques de rétorsions.

En même temps, un salaire minimum a été introduit, mais celui-ci ne respecte pas les standards de l’Organisation internationale du travail. Il est beaucoup trop faible et en cas d’abus, il n’existe pas de possibilités de recours suffisantes. Un fonds d’indemnisation a bien été créé, mais en pratique il est très compliqué pour les employé·e·s de recevoir des indemnités, encore plus dans des délais raisonnables. Dans les faits, il règne toujours une parfaite impunité pour les employeurs qui ne risquent rien en violant ces nouvelles législations. 

Dans ce contexte, quelle est la responsabilité imputable à la Coupe du monde?

La majorité des violations préexistaient à la Coupe du monde. D’une part la Coupe du monde a permis des améliorations législatives. D’autre part, elle a engendré d’autres violations, notamment sur les chantiers. Des employé·e·s sont resté·e·s impayé·e·s plusieurs mois sur les stades. Elles et ils ont dû travailler dans des conditions extrêmes, notamment de chaleurs. Nombreuses·eux sont celles et ceux qui sont morts sur les chantiers (The Guardian évoque le nombre de 6’500). Il n’y a pas d’enquêtes dignes de ce nom suite aux décès des travailleuses·eurs migrant·e·s. Par exemple, les décès en cas de chaleur extrême sont attribués à «des causes naturelles ou à des problèmes cardiaques». Ce qui en plus d’être faux, ne permet pas aux familles de recevoir des indemnisations.

Quel est le travail d’Amnesty International sur place?

Depuis plus d’une dizaine d’années, nous documentons en détail l’entier des violations commises au Qatar, comme par exemple le fonctionnement du système de la kafala ou les conditions de travail sur les chantiers. Nous avons aussi montré que les violations n’avaient pas uniquement lieu sur les chantiers de la Coupe du monde, mais également dans les services nécessaires au déroulement de la Coupe du monde (hôtellerie) et au sein des foyers. En effet et bien qu’il s’avère moins visible, le personnel de maison y est soumis à de très mauvaises conditions de travail. Dans ce domaine, les horaires sont invraisemblables et peuvent aller jusqu’à dix-huit heures de travail successives sans la moindre pause.

Portez-vous certaines revendications à l’égard de la FIFA et des fédérations de football?

Oui, en parallèle de nos efforts de documentation des violations, nous menons un important travail de lobbying en direction des autorités qataries et de la FIFA. Nous pensons que cette dernière aurait dû faire davantage pression sur les autorités qataries. Selon les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, la FIFA est tenue d’appliquer un principe de diligence raisonnable avec ses partenaires. Concrètement, elle doit faire en sorte que les droits des travailleurs·euses soient respectés et qu’il y ait indemnisation lorsque ce n’est pas le cas.

Nous avons aussi enjoint les fédérations de football à s’enquérir de l’état des droits humains lors de leur séjour au Qatar. La Fédération et l’équipe de Norvège s’en sont ouvertement indignées, tout en proposant une liste de mesures directes recoupant nos revendications. À l’image de l’ancien Philipp Lahm, beaucoup de sportifs ne se taisent plus et commencent à demander des comptes. Les avancées ne sont pas mirobolantes, mais on progresse.

Justement, une manière de s’opposer est le boycott. Ces derniers mois, les appels en ce sens se sont multipliés. Pourquoi Amnesty refuse-t-elle de prendre position sur la question?

Nous ne condamnons pas les gens prônant le boycott, car il peut être une manière d’agir, mais cela n’a jamais été la nôtre. Nous avons toujours cherché le dialogue avec tous les destinataires de nos critiques. Notre ADN est de documenter précisément les situations, et à partir d’un état des lieux, de proposer des solutions pragmatiques pour avancer petit à petit.

On entend fréquemment qu’attribuer de grands évènements à des puissances ne respectant pas les droits humains serait le meilleur moyen de les faire progresser. L’attribution du mondial au Qatar a-t-elle été une chance permettant un tant soit peu d’y améliorer la situation?

Non, nous ne pensons pas qu’il faille attribuer et fermer les yeux tout en pensant que la situation s’améliorera d’elle-même. C’est tout à fait illusoire. Il faut conditionner l’attribution des grands évènements sportifs au respect des droits humains. La FIFA comme le CIO ont adopté des lignes directrices proclamant le respect des droits humains. Pour que ces documents ne demeurent pas des déclarations sans effet, ces deux associations sportives devraient fixer un catalogue clair d’exigences. Le programme des nations candidates en matière de droits humains devrait être étudié et constituer un critère d’attribution à part entière.

Dans quel climat attendez-vous à ce que la compétition se déroule?

Nous espérons un climat de questionnement, que la thématique des droits humains demeure centrale et discutée. Nous demandons aux sportifs de s’intéresser aux conditions de travail dans les établissements qui les accueillent. De manière générale, nous attendons de toutes les parties prenantes, les commentatrices·eurs, les journalistes, les associations de football qu’elles évoquent les violations des droits humains et demandent des comptes. Ce qui sera aussi important, c’est l’après. Il faut que l’on garde un œil sur les conditions de travail au Qatar, même lorsque ce pays ne sera plus sous le feu des projecteurs.

Propos recueillis par Léo Tinguely

Cet article a été publié en version courte dans Pages de gauche n° 185 (automne 2022).

Crédits images: Hatem Boukhit sur Unsplash.

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