L’événement: une expérience du réel

Elodie Wehrli •

Avec la très réjouissante attribution du prix Nobel de littérature à Annie Ernaux, Pages de gauche publie en libre accès le compte rendu, publié dans son dernier numéro, de L’événement. Si nous n’avions pas prévu la remise de ce prix, nous étions déjà persuadé que les écrits de cette autrice clairement engagée à gauche méritaient d’être (re)découverts.


Événement, nom masculin (latin evenire, advenir): tout ce qui se produit, arrive ou apparaît.

Douze ans avant la loi Veil qui dépénalise l’interruption volontaire de grossesse en France, Annie Ernaux, alors jeune étudiante à l’université avorte clandestinement, avec l’aide d’une «faiseuse d’ange» et le soutien d’une amie aux croyances religieuses et aux idéaux bourgeois. Elle expulse le fœtus dans sa chambre d’étudiante, avant d’être hospitalisée d’urgence et prise en charge par un corps médical moralisateur, qui changera de comportement à son égard en apprenant qu’elle est une étudiante lettrée et pas une prolétaire irresponsable.

Ernaux raconte son avortement comme une expérience humaine totale, comme l’événement qui lui a permis le désir d’avoir des enfants, comme une acceptation de la violence de la reproduction dans son corps.

Une expérience unique et personnelle du réel, tout comme l’est le choix de l’avortement.

Au-delà du personnel, l’autrice nous raconte la réalité sociale dans laquelle elle évolue à cette époque, le mépris de classe et le paternalisme de la société à l’égard des femmes, en particulier envers celles issues des classes populaires, la fascination malsaine et le jugement de son entourage masculin concernant ce tabou qu’est l’avortement mais également son expérience de la sororité. Des femmes de tous horizons sociaux l’ont accompagnée dans cette démarche. Certaines ont bravé leurs propres principes moraux, d’autres ont pris des risques en agissant dans l’illégalité. «Elles forment en moi une chaîne invisible où se côtoient des artistes, des écrivaines, des héroïnes de roman et des femmes de mon enfance. J’ai l’impression que mon histoire est en elles.»

Aujourd’hui encore, l’interruption de grossesse n’est pas un droit universellement reconnu. Là où il est légal d’avorter, ce droit est sans cesse remis en question et les jugements sur les choix des personnes concernées subsistent. Un tel témoignage nous plonge dès lors dans l’actuel. Malgré sa légalité, l’avortement semble toujours être une épreuve qui doit se vivre dans le plus grand secret et dans la honte. Pour qu’un avortement soit accepté aux yeux de la société, une certaine culpabilité devrait subsister. Partout où il est légal, l’avortement reste encore largement stigmatisé. Or, chaque choix, chaque expérience reste unique.

Un avortement est un événement.

À lire: Annie Ernaux, L’événement, Paris, Gallimard, 2000.


Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 185 (automne 2022).

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