Normalisation de la France

La rédaction •

«Elections have consequences, Mr. President», les élections ont des conséquences, M. le Président. On serait tenté de reprendre la phrase que Chuck Schumer, le leader démocrate du Sénat américain, avait dû adresser à un Donald Trump ayant définitivement abandonné tout principe de réalité après les élections de mi-mandat de 2020 que le Parti républicain avait perdues.


Un identique déni de réalité s’observait parmi les figures proches d’Emmanuel Macron depuis le premier tour des élections législatives, de Richard Ferrand, ci-devant président de l’Assemblée nationale que personne ne regrettera, assurant au mépris des institutions, de la Constitution de la Ve République et des pratiques qu’«une cohabitation serait impossible», à Élisabeth Borne dépeignant ce dimanche soir «un risque pour notre pays». Ces personnages, manifestement peu habitués aux pratiques les plus élémentaires d’un système représentatif reposant sur des élections, sur la séparation des pouvoirs et sur quelques règles procédurales assez simples, vont devoir, pour celles et ceux qui ont été élu·e·s du moins, assez rapidement se familiariser avec elles.

Le système politique français s’est soudain normalisé ce 19 juin, et c’est à peu près intégralement positif. Les élections législatives ont retrouvé un sens, ne servant plus de validation superflue de l’élection présidentielle; malgré le scrutin majoritaire, l’Assemblée nationale représente tant bien que mal un paysage politique national divisé en trois blocs; le parlement ne sera plus une simple chambre d’enregistrement pour des politiques décidées entre quelques personnes au Palais de l’Élysée.

La première conséquence politique potentiellement dangereuse est évidemment l’arrivée en force des député·e·s d’extrême droite au Palais Bourbon (89 sièges désormais), constituant désormais non seulement un groupe en bonne et due forme, mais la troisième force de l’Assemblée. Cependant, on ne peut réclamer sérieusement l’introduction du scrutin proportionnel et s’offusquer de ce résultat. Un parti qui parvient deux fois de suite au second tour de l’élection présidentielle et qui rassemble à cette occasion, il y a moins de deux mois, près de 40% des suffrages, doit forcément avoir une députation significative au parlement. Il ne faut pas minimiser cette entrée fracassante, mais il ne faut pas non plus la considérer avec horreur. Rappelons par exemple qu’il serait oiseux de donner des leçons à ce sujet depuis la Suisse, où l’UDC pèse près d’un quart des sièges à l’Assemblée fédérale. L’extrême droite est une force importante en Europe depuis maintenant une vingtaine d’années au moins, et imaginer des systèmes électoraux qui permettent de faire comme si elle n’existait pas est une réponse ni très efficace ni très intelligente à cette situation. S’agissant du Rassemblement national (RN), ce sera surtout l’attitude des autres partis à son égard qui aura toute son importance ces prochaines années. Compte tenu de l’attitude ambiguë de l’actuelle majorité et du locataire de l’Élysée depuis 2017, lequel a constamment manœuvré pour renforcer l’extrême droite, une inquiétude raisonnable à ce sujet est permise. Ceci d’autant plus que la campagne menée par le parti présidentiel aura marqué un pas de plus en direction de la normalisation du RN. En le renvoyant dos à dos avec la NUPES, après avoir encore exhorté avec véhémence et mépris les électrices·eurs de ce dernier à faire barrage lors du second tour de la présidentielle, les macronistes ont démontré le véritable sens qu’elles·ils accordaient au fameux «front républicain». Leur (ir)responsabilité est colossale: en cas de duel NUPES-RN, 72% des électrices·eurs d’Ensemble! ne se sont pas rendu·e·s aux urnes et seul·e·s 16% ont voté pour la NUPES contre 12% pour le RN. La démonstration de l’incompétence des député·e·s du Rassemblement national lors des échanges à l’Assemblée constituera dorénavant un argument important pour leurs véritables adversaires.

Le macronisme est minoritaire, et c’est heureux

Ce qui aurait dû arriver il y a cinq ans s’est enfin produit cette année. Il n’y avait aucune raison politique pour qu’un président dont les résultats électoraux ont par deux fois été ridicules et dont le «parti» composé à son seul usage était totalement ectoplasmique dispose d’une majorité à l’Assemblée nationale, et donc d’un gouvernement à sa botte. En 2017, la droite aurait dû gagner les législatives, et Macron être relégué au rang de président allemand ou italien, l’expérience en moins. Cela nous aurait évité les manifestations constantes d’abus de pouvoir de ces cinq dernières années, tout en mettant en scène au parlement et dans l’espace public les fronts politiques habituels, ceux-là mêmes qui sont réapparus lors des élections législatives de cette année. Cinq ans pour rien en quelque sorte, sauf que cette élection par hasard et cette majorité de circonstance incompréhensiblement accordée par l’électorat en 2017 ont eu des conséquences catastrophiques sur le pays, et en particulier sur ses habitant·e·s les moins aisé·e·s les moins favorisé·e·s et les moins âgé·e·s, inutile d’y revenir, nous en avons souvent parlé.

Les apologues macronolâtres se sont répandus sur l’exploit qu’aurait représenté la réélection d’un président sous la Ve République, ils en sont maintenant réduits à contempler la véritable signification de cette réélection, qui se bornait à éviter que le Rassemblement national n’accède à la présidence. Dans le même temps, il fallait aussi empêcher Macron et sa clique de continuer à nuire à la grande majorité de la société, créant de ce fait les conditions pour que le vote d’extrême droite soit encore plus massif aux élections suivantes. Empêcher Macron de nuire, c’est exactement le résultat des élections législatives de 2022, et c’est déjà un résultat très réjouissant.

Au sortir du second tour de l’élection présidentielle, nous n’avions pas envisagé une seconde ce scénario, concluant trop rapidement à la répétition du désastreux résultat des législatives en 2017. Nous avions clairement sous-estimé l’exaspération d’une partie significative de l’électorat français à l’égard du pouvoir en place, une moitié ne s’étant pas même déplacée pour voter, et un gros quart ayant voté contre lui. Nous n’avions surtout pas anticipé la main tendue au reste de la gauche par la France insoumise, qui a complètement rebattu les cartes du jeu électoral pour ces législatives. Nous reviendrons sans doute sur ce changement très significatif, qui rappelle que la gauche n’est forte que lorsqu’elle est unie et respectueuse de ses différentes composantes. Ces élections législatives constituent donc un véritable sursaut démocratique après l’accident électoral de la présidentielle, et laissent augurer d’une vie parlementaire et institutionnelle rétablie après la vitrification de celle-ci ardemment souhaitée par Macron et mise en œuvre avec une violence et une persévérance très inquiétantes durant son premier quinquennat.

Quel fonctionnement politique désormais ?

Dans n’importe quel pays coutumier d’élections législatives sérieuses, ce qui n’est plus le cas de la France depuis 1997, la situation actuelle ne poserait aucun problème. Le choix se ferait entre une coalition relativement simple rassemblant deux forces politiques, avec un accord de coalition précisant la politique à mener et la répartition des portefeuilles ministériels, ou un gouvernement «technocratique» minoritaire mais apte à trouver des majorités de circonstance au parlement. Dans les deux cas, la probabilité que la situation finisse par une motion de censure victorieuse au parlement serait élevée, sans que cela n’agite particulièrement les forces politiques ou les analystes.

Le problème, c’est que nous nous trouvons dans une situation où le locataire de l’Élysée n’a aucun ethos démocratique ou parlementaire (une institution qu’il ne connaît pas, où il n’a jamais siégé, et à l’égard de laquelle il a montré son plus profond mépris à de nombreuses reprises), comme il n’a cessé de le montrer depuis sa première élection, tandis que son parti d’obligé·e·s n’en a pas davantage. Soit ils et elles apprendront vite, soit une crise politique s’ouvrira rapidement et conduira à des élections anticipées (ce qui fait aussi partie, faut-il le rappeler, d’un régime parlementaire normal).

La défaite cinglante infligée à Macron, à son entourage et à ses idées, est une excellente nouvelle. Le débat politique va enfin pouvoir se refaire également à l’intérieur des institutions, et devra aussi se poursuivre à l’extérieur de celles-ci. Au lieu de se concentrer exclusivement sur l’échéance de 2027, les partis vont donc pouvoir et devoir discuter des propositions et des lois, en débattre sérieusement, tenter de trouver des majorités; en bref: faire de la politique.

Crédit image: paige_eliz sur Flickr.

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