Thomas Bruchez •
Alors que l’extrême droite monte partout en Europe au cours des années 1920, la Suisse est loin d’être épargnée. Du côté romand, l’inspiration est d’abord maurassienne, avec la Ligue vaudoise, un groupe avec une vision autoritaire, corporatiste et fédéraliste, structuré autour d’un journal, la Nation, et comptant jusqu’à un millier de membres en 1940.
Mais c’est à Genève qu’émerge l’organisation d’extrême droite la plus puissante de Suisse romande : l’Union nationale. Fondée en 1932, elle s’inspire fortement du modèle fasciste italien, avec une organisation hiérarchisée et militarisée. Grâce à une alliance avec les partis de droite genevois en lutte contre le gouvernement du socialiste Léon Nicole, l’Union nationale parvient à obtenir 10 sièges au Grand Conseil genevois en 1936. À son sommet en 1937, le parti compte 2000 membres. Il bénéficie même de subsides de la part de Benito Mussolini, qui cherche des alliés à Genève auprès de la Société des Nations dans le contexte de l’invasion de l’Éthiopie. Le président de l’Union nationale, Geogres Oltramare effectue même un voyage à Rome où il est reçu par le duce.
Du côté alémanique, mis à part une première organisation antisémite et proche du fascisme italien fondée en 1925, la Schweizer Heimatwehr, l’extrême droite sera avant tout d’inspiration nazie. En 1930, deux groupements étudiants voient le jour à Zurich : le Nouveau Front, composé de membres du parti radical et le Front national, plus extrémiste encore. À la suite de l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, ils fusionnent et sont rejoints par des membres d’autres groupes frontistes tels que le Parti national-socialiste confédéré des travailleurs (NSEAP), le tout sous la bannière commune du Front national.
Le Front national devient la plus importante organisation d’extrême droite en Suisse alémanique. À son sommet, le parti compte 9000 membres. Sur le plan parlementaire, il est avant tout présent dans ses fiefs de Schaffhouse, où il obtient 27% des voix lors d’une élection partielle au Conseil des États, et de Zurich, où il conquiert 10 sièges sur 125 au Conseil communal. En 1935, il entre même au Conseil national avec Robert Tobler. Toutefois, sa glorification du national-socialisme et différents scandales vont peu à peu l’isoler politiquement, et le parti va perdre tous ses mandats à la fin des années 1930. Grâce aux victoires militaires de l’Allemagne nazie, le mouvement connaît un nouveau souffle au début des années 1940 sous d’autres noms selon les régions, avant l’interdiction du frontisme par le Conseil fédéral en 1943.
Durant toute cette période, les mouvements d’extrême droite romands et alémaniques ne vont pas vraiment collaborer, notamment en raison de la rivalité entre Mussolini et Hitler. Ce n’est qu’en 1937 que l’Union nationale et le Front national tentent une coordination, mais les deux partis sont alors déjà sur le déclin.
Depuis les années 1930, l’extrême droite suisse a connu de nombreuses mutations. Les groupes d’alors ont disparu, tout comme leurs successeurs. Pourtant, leurs idées sont toujours aussi présentes et même saisies d’un nouvel élan. Ainsi, malgré un nombre de militant·e·s relativement faible, les réseaux sociaux leurs permettent de diffuser largement leur rhétorique haineuse. De plus, les groupes romands et suisses alémaniques, bien que distincts, sont désormais en réseau et se soutiennent mutuellement. Enfin, ces groupuscules peuvent compter sur l’UDC qui a à la fois fait de la Suisse, au cours des trente dernières années, un terreau fertile pour l’émergence de tels groupes extrémistes et qui leur sert de relais aujourd’hui au sein des parlements et des gouvernements.
La Junge Tat
La Junge Tat apparaît en 2020. Elle se fait rapidement connaître grâce à ses actions médiatisées et sa communication efficace sur les réseaux sociaux. Alors qu’en 2020, les actions de la Junge Tat consistaient principalement à coller des autocollants racistes et à diffuser de la propagande néonazie sur des canaux tels que Telegram, elle parvient en janvier 2022 à prendre la tête d’une manifestation de coronasceptiques à Berne avec une trentaine de militants et se poste quelque mois plus tard devant le Tanzhaus de Zurich où avait lieu une lecture de drag queens pour enfants, avec une banderole et des fumigènes. Deux de ses militants que l’on retrouve dans des vidéos de promotion de l’organisation sur les réseaux sociaux posent d’ailleurs à visage découvert, preuve de la décomplexion de cette organisation d’extrême droite.
Sur le plan idéologique, le groupe s’inscrit dans le mouvement identitaire et appartient à la Nouvelle Droite. Formellement, la Junge Tat est l’organisation de jeunesse du Nationale Aktionsfront. Quant à ses positions, elles se calquent sur les réseaux néonazis internationaux tels que Blood and Honour et Combat18. Enfin, son logo – une flèche pointée vers le haut — représente une rune Tīwaz, un symbole notamment utilisé par les jeunesses hitlériennes.
L’ascension rapide de la Junge Tat a un impact important sur l’extrême droite suisse et son influence, et ce, sur plusieurs plans. Tout d’abord, la façon dont l’organisation se met en scène tranche radicalement avec ce que faisaient les groupes néonazis en Suisse jusqu’ici : forte présence sur les réseaux sociaux, actions à l’esthétique recherchée et reconnaissable, figures de proue agissant à visage découvert, etc. Cette façon de faire permet de toucher un public plus jeune, mais aussi de s’appuyer sur une communauté de sympathisant·e·s bien plus large que leur noyau dur de militant·e·s, estimé à une vingtaine de personnes.
Ensuite, le recours à une rhétorique identitaire au lieu d’une rhétorique néonazie plus classique, en remplaçant « race » par « culture », en parlant de « remigration » et de « wokisme » ou encore en utilisant divers dogwhistles (appel du pied par un langage codé), leur permet de passer entre les mailles de l’arsenal pénal en matière de discours de haine et de lisser leur image, se présentant comme plus acceptables que des groupes qui les ont précédés.
Par ailleurs, le groupe s’est petit à petit imposé comme le bras armé de l’UDC. Ainsi, la Junge Tat peut mener des actions coups de poing sur un thème donné et l’UDC reprendre les mêmes revendications, les lisser et les porter au sein de parlements et de gouvernements. Tel a été le cas de l’action contre la séance de lecture de drag-queens, que l’UDC a refusé de condamner contrairement à tous les autres partis. Une certaine porosité existe également entre le personnel des deux partis. Ainsi, la présidente de l’UDC Winterthour a employé pour sa communication un des leaders de la Junge Tat. C’est tout particulièrement le cas du côté des Jeunes UDC, dont la cheffe de la stratégie a assisté à une réunion avec le militant d’extrême droite autrichien Martin Sellner aux côtés de plusieurs membres de la Junge Tat. Le président des Jeunes UDC refuse d’ailleurs de ce distancer de ce groupe néonazis.
Enfin, la Junge Tat joue un rôle important de mise en lien de groupuscules d’extrême droite jusqu’ici isolés. Ainsi, après avoir participé à un événement récréatif du groupe lucernois Eisern Luzern, celui-ci invite la Junge Tat à une conférence puis défile à leurs côtés lors de la manifestation de cornonasceptiques à Berne.
Némésis
Le collectif Némésis est un groupe identitaire et fémonationaliste (instrumentalisation du féminisme à des fins racistes) fondé en France en 2019. Ce collectif défend des positions xénophobes, racistes, islamophobes et transphobes. Il mène différentes actions, dont des intrusions dans des manifestations féministes, accompagnées par un service d’ordre prêt à recourir à la violence. Le collectif apparaît en Suisse en juin 2021 et mène sa première action en se glissant dans une manifestation contre les violences sexistes et sexuelles à Lausanne en novembre de la même année.
Comme la Junge Tat, le groupe mise sur une forte présence sur les réseaux sociaux et des actions reconnaissables pour se faire connaître. Les deux groupes se sont d’ailleurs rencontrés à Berne en juin 2023. Le collectif Némésis est également extrêmement proche du groupe Militants suisses, pour la simple et bonne raison que le collectif est issu de la section féminine du groupuscule et que plusieurs de ses membres sont restées membres des deux organisations. Enfin, Némésis est également proche de l’UDC : certaines membres ont été invitées au Palais fédéral par le conseiller national Jean-Luc Addor et leur porte-parole est secrétaire de l’UDC neuchâteloise.
La particularité de Némésis est qu’en se définissant comme « féministe identitaire », le collectif évite généralement d’être qualifié de néonazis par les médias, alors même que le collectif est profondément ancré dans les réseaux d’extrême droite tant sur le plan idéologique qu’organisationnel.
Résistance helvétique
Résistance helvétique est un groupe néofasciste et néonazi fondé en 2016. D’abord présent en Valais, il s’étend ensuite aux autres cantons romands. Dans une optique d’autonormalisation, ce groupe extrémiste se définit comme un mouvement associatif, « helvétiste » et pacifiste. Il mène non seulement des actions symboliques en déployant des banderoles xénophobes, racistes et islamophobes, mais s’engage aussi de manière plus institutionnelle, participant à des récoltes de signatures et des campagnes de votations en matière d’asile par exemple, qui lui permettent de déployer ses analyses racistes. Il n’hésite pas non plus à se glisser dans des manifestations écologistes, comme celle contre Monsanto à Morges, ou des manifestations agricoles à l’OMC à Genève, se postant en victime lorsque des organisations de gauche demandent son exclusion. Le groupe joue également un rôle important dans la diffusion des idées d’extrême droite, en organisant régulièrement des conférences et invitant des personnalités internationales de la Nouvelle Droite. Il dispose de liens avec divers groupes néonazis européens tels qu’Aube Dorée, Autour du Lac (Annecy), Edelweiss Pays de Savoie (Chambéry) et participe à des rencontres internationales de groupes néofascistes et néonazis.
Militants Suisses
Militants Suisses est un groupe néonazi violent fondé en octobre 2020. Le groupe mène sa première action quelques mois plus tard à Sion en déployant une banderole islamophobe. Le groupe est en lien avec plusieurs autres groupes d’extrême droite romands, suisses-alémaniques ainsi que français : rencontre avec des membres de Junge Tat, rassemblement commun avec Résistance helvétique contre la dissolution de Génération identitaire en France, participation à la manifestation coronasceptique à Liestal en mars 2021, présence d’un militant à une action relayée par « Ouest Casual », un groupe français qui relaye du contenu néonazi à ses 10’000 abonnés sur Telegram, etc. Sur le plan du contenu politique, le groupe affiche ouvertement ses positions néonazies, rendant notamment hommage à des Waffen-SS sur Instagram. Comme la Junge Tat en Suisse alémanique, Militants suisses se caractérise par sa porosité avec les Jeunes UDC, dont est membre son fondateur ainsi que plusieurs autres militants.
Article publié, dans une version légèrement raccourcie, dans Pages de gauche no 193 (automne 2024).
Crédit image: Zorawar Bhangoo sur Unsplash.