Karel Zetkin •
Le couple histoire-mémoire semble avoir fait son retour sur le tout devant de la scène avec les manipulations d’acteurs comme Éric Zemmour en France. La manipulation de l’une comme la falsification de l’autre constituent des éléments centraux de la mobilisation fasciste (particulièrement dans ses politiques exclusivistes voire génocidaires) d’hier comme d’aujourd’hui. Car si l’histoire est présentée sous l’angle d’un roman national unifié « de toute éternité », légitimant les politiques les plus extrêmes, la mémoire devient, elle, une ressource politique majeure pour le fascisme — plus elle est traumatique, plus elle est réprimée ou perçue comme telle, plus elle est puissamment manipulable et mobilisatrice. C’est ce que montre tout particulièrement l’exemple des conflits de dissolution yougoslave dans les années 1990 ainsi que dans la décennie qui les précède.
Le silence de Tito et la résurgence des nationalismes
La Yougoslavie communiste, du moins jusqu’à la mort du dictateur et Président à vie Josip Broz Tito, applique une politique de la mémoire et de l’histoire très ferme concernant la Seconde Guerre mondiale. Alors que le territoire de l’ex-Yougoslavie royaliste fut le théâtre de massacres ethniques entre les différentes nations de la région (Albanai·se·s du Kosovo, Croates, Musulman·ne·s, Serbes) mais également du même Holocauste qu’à l’échelle européenne à l’encontre des communautés juives, le régime titiste impose une interprétation politique d’une lutte antifasciste multinationale « désethnicisée ». Le récit héroïsant éclipse les identités victimaires au profit d’une union dans « la fraternité et l’unité », comme le veut le mot d’ordre yougoslave. Ainsi, la nature ethnique des génocides des Juifs·ves, Roms et Serbes par le mouvement fasciste de l’Ustaša sur le territoire de « l’État indépendant croate » (NDH) est complètement passé sous silence, de même que les massacres contre tous les non-serbes perpétrés par les milices royalistes serbes — les Četniks.
Nationalismes et traumatismes intergénérationnels
À la mort de Tito, et tout au long des années 1980, les langues se délient rapidement, en parallèle de la montée des nationalismes, d’abord en Serbie puis en Croatie. Le récit antifasciste héroïque des communistes est remplacé par un double récit victimiaire. En Serbie, la nation se présente en victime des tendances génocidaires des « autres », et en Croatie, la Yougoslavie est présentée comme un projet « totalitaire » et génocidaire envers sa propre nation. C’est là qu’intervient la mémoire. Alors que le silence imposé par le régime communiste vole en éclat avec la découverte (et surtout la médiatisation) dans le courant des années 1980 de fosses communes où s’empilent les cadavres d’une ethnie ou de l’autre, les élites nationalisantes vont réactiver par leurs discours et la propagande médiatique intense les traumatismes intergénérationnels, jusqu’alors cantonnés au domaine le plus privé, comme identificateur national. Si la nation souffre, c’est que les autres l’oppressent depuis toujours mais surtout cycliquement.
En effet, un point central de cette mémoire, c’est la perception cyclique qu’en ont les acteurs, comme l’ont démontré de nombreuses études de terrain en anthropologie et sociologie dans la région. Dans les entretiens, le lien direct entre le présent des années 1990 et le passé des génocides de la Seconde Guerre mondiale est constamment fait dans toutes les communautés nationales. Ainsi, le conflit qui suit les récits des années 1980, comme une prophétie auto-réalisatrice, devient la preuve des penchants génocidaires de « l’Autre », et que l’histoire ne fait que se répéter.
C’est dans ce contexte qu’en Croatie et en Serbie les régimes au pouvoir vont jouer avec la symbolique et la rhétorique fasciste. En reprenant pour l’échiquier de son drapeau la version promue par l’Ustaša, ou en appelant encore à un « renouveau spirituel » [duhovna obnova] dès 1992, le régime du premier président croate démocratiquement élu, Franjo Tuđman et de sa Communauté démocratique croate promouvra un programme et une idéologie très proche du fascisme historique. En Serbie, le régime de Slobodan Milošević va s’appuyer sur des milices paramilitaires pour assoir son pouvoir et mettre en place son programme de Grande Serbie, dont le nettoyage ethnique et le génocide sont les éléments-clés. Quand « l’Autre » est déshumanisé au point d’en devenir un danger essentiel et éternel du « Nous », tout est permis, surtout le pire.
L’héritage fascisant dans les régimes post-Yougoslaves
Les régimes de Tuđman et de Milošević s’effondrent à quelques mois d’intervalle en 2000. Si leurs partis respectifs se modèrent alors, les récits fascisants promus par leurs anciens leaders n’en disparaissent pas pour autant. Dans les deux pays, les conflits de dissolutions ont pris une dimension mythique, selon les termes du politologue serbe de Croatie Dejan Jović, ancrés dans une vision victimaire de la nation, toujours en péril face à un « Autre » assoiffé de sang et voulant l’annihiler. S’ils ont été longtemps marginaux, les acteurs promouvant ces dangereux récits sont aujourd’hui à nouveau au pouvoir dans les deux pays. En Serbie, l’un des plus proches et plus radicaux collaborateurs de l’autoritaire président Aleksandar Vučić, Aleksandar Vulin, parle « d’unir les mondes serbes » éparpillés en Bosnie-Herzégovine, au Monténégro et au Kosovo, mettant une emphase claire sur le risque d’annihilation de la nation serbe mais aussi sur le passage, si besoin, aux armes. Parallèlement, en Croatie, la Communauté démocratique croate vient de sceller une alliance gouvernementale avec le Mouvement patriotique, visage « acceptable » de l’extrême droite (à l’inverse du Parti du Droit croate, dont l’apparence du leader est directement empruntée à… Adolf Hitler) et dont le programme est un plagiat des idées nationalistes fascisantes et anti-serbes de Tuđman jusque dans les termes — il parle bel et bien à nouveau de « renouveau spirituel » de la nation, notamment par la mise-au-pas immédiate des médias et de la culture.
Illustration: « La justice de Thuringe – Bien sûr, je suis aveugle, mais pas au point de ne pas pouvoir distinguer un swastika d’un criminel ordinaire. » (Simplicissimus ; 1930).
Article publié dans Pages de gauche no 193 (automne 2024).