« De minuscules doses d’arsenic »

Antoine Chollet •

Dans LTI, la langue du IIIe Reich, Victor Klemperer, l’un des rares Juifs à avoir pu rester vivre à Dresde jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale du fait de son mariage, montre comment les nazis ont lentement corrompu la langue allemande, affectant dans le même temps la pensée de tout le monde, y compris celle de leurs adversaires. C’est d’ailleurs là l’idée principale de ce livre étrange et fascinant : la langue « pense à ma place. Elle dirige mes sentiments, elle régit mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle ». Pour lui, lutter contre le nazisme commande donc une vigilance de tous les instants.

Durant les douze années qu’a duré le régime nazi, Klemperer a tenu un journal dans lequel il consignait, en sus des événements tragiques qui s’abattaient sur lui, ces changements plus ou moins manifestes de la langue, dans les discours officiels d’abord, mais aussi dans le vocabulaire et les tournures de phrase utilisées quotidiennement. Elles offrent quelques résonances inquiétantes avec le temps présent.

Pauvreté de la langue fasciste

Klemperer souligne à de nombreuses reprises l’extrême pauvreté de la LTI, cette Lingua tertii imperii qui contamine progressivement la langue allemande. Fonctionnant pour l’essentiel sur la répétition, en particulier de slogans, d’expressions ou de phrases toutes faites, elle constitue un attentat contre l’intelligence des individus. L’objectif ultime, c’est que les personnes qui y sont soumises cessent de penser par elles-mêmes se contentant d’obéir. La forme même des discours, leur véhémence et leurs incohérences provoquent une véritable anesthésie de la pensée.

La pensée autonome est systématiquement dénigrée par les dignitaires nazis, l’adversaire principal étant la philosophie, très souvent assimilée au judaïsme. Ce qui est valorisé à l’inverse est l’instinct, une forme d’irrationalisme, la croyance aux miracles, etc. Klemperer s’attarde en particulier sur les discours proprement délirants de la propagande dans les derniers mois de la guerre, qui prétendent encore que la victoire est à portée de main alors que l’Allemagne, puis Berlin sont encerclés. 

Mots et figures de la LTI

Parmi les mots qui composent la LTI, il y a peu d’inventions, mais des inflexions de sens ou l’omniprésence nouvelle de certains termes. Parmi ceux-ci, les superlatifs abondent. Klemperer prend pour exemples « historique » et « éternel », qui enflent la signification d’un événement, d’un personnage ou d’une institution. Dans un autre registre, le terme de « peuple » se retrouve également embrigadé par la LTI, modifiant ainsi le sens même du mot.

Klemperer relève aussi l’usage fréquent d’abréviations de toutes sortes, censées appuyer le caractère prétendument utilitaire de la langue (qu’il faut rapprocher de l’importation du vocabulaire militaire dans le langage quotidien sous le IIIe Reich), et l’ajout constant de guillemets ironiques. Ceux-ci permettent de mettre en doute de prétendues « victoires » de l’ennemi, de ridiculiser des « chefs d’État » par ailleurs constamment qualifiés de malades mentaux, ou de rappeler qu’un écrivain « allemand » est en réalité juif. Klemperer indique d’ailleurs que jusque dans les discours radiophoniques de Hitler ou de Goebbels, ces guillemets se faisaient en quelque sorte entendre.

Quelle actualité ?

Leurs méthodes peuvent être différentes, mais les différentes forces d’extrême droite mènent aujourd’hui le même combat contre la pensée et procèdent à une dégradation très sensible du langage politique. On songe bien sûr à Donald Trump, qui, en deux campagnes et un mandat, est parvenu à transformer le discours politique aux États-Unis. Avant lui, des figures comme Silvio Berlusconi en Italie, Christoph Blocher en Suisse (on sait combien l’UDC blochérienne a corrompu le sens des termes de peuple, de liberté ou de démocratie directe) ou Nigel Farage vitupérant contre l’UE pendant la campagne du Brexit en Grande-Bretagne avaient déjà dégradé le niveau du débat politique et introduit un nouveau vocabulaire dans leurs pays respectifs.

L’extrême pauvreté des discours de l’extrême droite contemporaine, la répétition obsessionnelle d’un nombre très réduit de thèmes et slogans, sa haine de la connaissance (qui se traduit par son mépris des universitaires), sont quelques préfigurations qui présentent d’inquiétantes ressemblances avec ce que décrit Klemperer sur les débuts de la LTI.

Comme il l’indique dans son livre, les mots sont importants, car ils agissent « comme de minuscules doses d’arsenic » qui, prises trop régulièrement, se révèlent mortelles. C’est pourquoi « on ne parle pas impunément la langue du vainqueur ». Il nous incombe de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que cette langue ne s’impose pas, et cela commence évidemment par s’abstenir d’en user.

À lire : Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, carnets d’un philologue[1947], Paris, Albin Michel, 2023.

Illustration: « Recherche de domicile infructueuse chez Hitler – C’est étrange comme on peut faire beaucoup de mal avec peu de moyens ! »

Article publié dans Pages de gauche no 193 (automne 2024).

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