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Il faut sauver l’informaticien de la banque Sarasin!

La rédaction •

À propos de l’affaire Hildebrand:

Maintenant que Philipp Hildebrand a pris la seule décision honorable qu’il pouvait encore prendre – celle de démissionner –, il n’est pas inutile de commenter cette rocambolesque affaire qui s’est jouée autour du président de la BNS, d’un Conseiller national un peu remuant, d’un Conseil fédéral bien attentiste et d’une presse pas critique pour un sou.

Sur le fond de l’affaire – faut-il le répéter maintenant que tout le monde en semble soudainement convaincu après en avoir douté pendant plusieurs jours ? – il est proprement scandaleux que le président d’une banque centrale, en charge de la monnaie d’un pays et disposant d’un pouvoir immense sur la fixation de son cours, fasse la moindre opération suspecte sur des devises avec ses avoirs personnels. Comme l’a rappelé Jean-Pierre Roth, prédécesseur de Philipp Hildebrand, les seules opérations de change qu’il s’autorisait lorsqu’il était en poste servaient à financer ses vacances à l’étranger. Que son remplaçant à la tête de la banque centrale helvétique soit ou non de bonne foi dans ses dénégations – cette question a finalement peu d’importance à nos yeux – ses agissements sont inacceptables et montrent, y compris lorsqu’il s’en est expliqué en ce début de mois de janvier, une incompréhension totale du caractère condamnable et choquant de pareils agissements. De plus, il avait des ennemis et le savait ; dans ce contexte, sa réaction inadéquate en devient presque une marque d’incompétence.

Comme personne n’a cherché à développer un point de vue de gauche sur le sujet, il n’est peut-être pas hors de propos de s’étonner qu’un multimillionnaire, qui plus est issu de ces milieux de la finance qui ont provoqué la très grave crise économique que nous traversons aujourd’hui, puisse accéder à de pareilles fonctions. Il n’a manifestement pas perdu les « bonnes » habitudes acquises dans ses précédentes positions, et peut dès lors soutenir sans sourciller qu’il est normal de changer des centaines de milliers de francs pour acheter des œuvres d’art en dollars, sans même que le titulaire du compte se préoccupe de ces peccadilles. 400’000 francs ? On ne va tout de même pas se formaliser pour de si petites sommes ! Un gain de change correspondant au salaire médian des Suisses ? Une paille ! Les problèmes d’argent n’affectent manifestement pas tout le monde de la même manière… Enfin, tout dépend de l’enjeu puisque le couple Hildebrand avait été prompt à diminuer sa contribution fiscale de 320’000 frs à 20’000 de 2008 à 2009[1]. Tout à coup, un sou redevient un sou pour le fortuné banquier et sa femme…

Le mutisme du Conseil fédéral, alerté avant Noël sur ces opérations suspectes, puis le soutien quasi unanime de la presse suisse envers le président de la BNS sont au moins aussi coupables. Que la tâche d’enquêter et de dénoncer les fautes des hauts reponsables de l’État revienne à un journal comme la Weltwoche donne une piteuse image de l’état des médias suisses. Lorsqu’ils écrivaient tous, la bouche en cœur, que Philipp Hildebrand avait « convaincu » à la suite de sa première conférence de presse le 5 janvier, on était ramené à un monde où les médias sont les fidèles relais du pouvoir, la « voix de son maître » et l’exécutant des desseins des puissant·e·s[2]. Cette situation est évidemment très inquiétante puisqu’elle dépasse de loin la seule affaire Hildebrand. Comme des chiens en meute, les médias n’attaquent que les figures affaiblies[3]. Ils ont oublié qu’ils devaient au contraire, comme le dit admirablement Amira Hass, « contrôler les centres de pouvoir »[4]. C’est moins confortable, c’est plus difficile et parfois plus dangereux, mais c’est leur raison d’être dans une démocratie. Dans le cas contraire, autant lire les communiqués de presse des autorités.

Cet aveuglement a bien entendu été partagé par toutes les forces politiques (UDC exceptée, pour des raisons évidentes). Que le PLR et le PDC défendent servilement les puissant·e·s, surtout lorsqu’ils ou elles ont commis des infractions, cela n’étonnera personne ; que le président du PSS leur emboîte le pas, voilà qui est plus alarmant. Les déclarations de Christian Levrat une fois que les premières informations sur l’affaire sont sorties ont été stupéfiantes de cécité. Faut-il le répéter, les agissements d’Hildebrand, tels qu’il les présentait lui-même, étaient déjà suffisamment scandaleux pour mériter un appel à la démission, ou au minimum une désolidarisation sans aucune ambiguïté. Or Christian Levrat n’a rien trouvé de mieux que d’avaliser la défense du président de la BNS, et de s’offusquer dans un même mouvement que les informations compromettantes aient été obtenues par une violation du secret bancaire, en demandant que Christoph Blocher et la Weltwoche soient traduits en justice ! Belle conception du travail d’enquête de la presse, et du rôle des parlementaires, de la part du président du PSS…

La défense du secret bancaire aurait-elle donc été subrepticement intégrée au programme du PSS que son président le considère soudain comme une valeur sacrée devant être défendue devant les tribunaux ? Faut-il lui rappeler que, pour les socialistes, le secret bancaire est illégitime et ne doit en aucun cas être protégé ? Faut-il de plus ajouter que les informations transmises par l’employé de la banque Sarasin et ayant conduit à la démission du président de la BNS, étaient d’intérêt public – c’est le moins que l’on puisse dire – et que cet employé était donc parfaitement légitimé à les transmettre pour qu’elles soient utilisées ? Maintenant que Philipp Hildebrand s’est retiré, le PS se retrouve coincé en compagnie des partis ayant soutenu le banquier spéculateur, laissant dès lors à l’UDC tout le bénéfice d’une victoire politique de première ampleur. C’est d’autant plus rageant que celle-ci a attaqué le président de la BNS avec des arguments que la gauche doit faire siens (l’absolue transparence de la gestion des avoirs des dirigeant·e·s de la BNS), et avec des méthodes qu’elle ne doit pas davantage désavouer (l’utilisation de documents bancaires compromettants).

On entend d’ici les protestations de la gauche bien-pensante : « comme c’est Blocher qui a utilisé l’affaire à son propre profit, nous ne pouvons le soutenir, et ça doit cacher quelque chose » ! Grave erreur d’analyse, les ennemis de nos ennemis ne doivent pas toujours être nos amis. Dans ce cas, Christoph Blocher n’a fait que son travail de parlementaire, et il faut admettre qu’il l’a bien fait. Les parlementaires doivent aussi d’une certaine manière, et en bénéficiant de plus de leur immunité, « contrôler les centres de pouvoir », et la BNS en est incontestablement un. Le chef de l’UDC était-il animé d’une sourde vengeance contre Philipp Hildebrand, voire contre l’ensemble du Conseil fédéral ? Sans doute, mais cela n’a strictement aucune importance : la démission du premier rend caduque ces suppositions et légitime a posteriori la dénonciation (tout en condamnant évidemment l’inaction du Conseil fédéral et du conseil de surveillance de la BNS). Ne serait-ce que pour mettre fin à la personnalisation d’un prétendu « combat des chefs » entre le tribun de l’UDC et le président de la BNS, le PS aurait dû immédiatement se joindre à l’UDC et condamner très fermement les agissements de Philipp Hildebrand, montrant bien que l’affaire était beaucoup plus grave que ce que se sont efforcés de faire croire les responsables, d’abord en privé, puis publiquement.

Parfois, en politique, il faut savoir se désolidariser de personnes talentueuses, car le talent n’excuse pas tout. De même, des personnes dont on partage certaines des positions politiques ne doivent pas bénéficier par magie d’une protection à toute épreuve. Faire soudain passer Philipp Hildebrand, parce qu’il a décidé le 6 septembre 2011 d’imposer un taux plancher du franc suisse par rapport à l’euro, pour un quasi socialiste relève de la plaisanterie. En prenant cette décision importante, il avait bien sûr montré l’inanité des conceptions monétaires de la droite suisse, qui avait crié au sacrilège lorsque le PS avait précisément proposé quelque mois plus tôt de fixer un taux plancher[5]. Cela ne faisait pas pour autant de lui un banquier central de gauche ! La faute commise à peu près au même moment par Philipp Hildebrand est beaucoup trop importante pour que le capital de sympathie qu’il avait pu accumuler ces derniers mois auprès des socialistes suffise à le sauver. La politique est un monde cruel, c’est vrai, mais celles et ceux qui y évoluent le savent.

Le dernier personnage dont on ne parle plus guère aujourd’hui est l’informateur de la banque Sarasin. Cette personne a commis un acte magnifique qui doit être reconnu comme tel, il a été un de ces héros ordinaires qui agissent lorsque les circonstances l’exigent, ni pour leur gloire personnelle, ni pour de sombres motivations politiciennes, mais pour l’intérêt public, tout simplement. Si tou·te·s les employé·e·s de banque de Suisse avaient cette même éthique dans leur travail quotidien, nous aurions peut-être un peu moins honte de notre système bancaire. Comme il a enfreint le secret bancaire (et nous le félicitons pour cela aussi), il risque d’être condamné. La position du PS (et nul doute que l’UDC sera une alliée sur ce point) devrait dès lors consister à le gracier dans la commission idoine du parlement. Quand l’application d’une loi protège le fort, condamne l’innocent et contrevient à l’intérêt public, il est du devoir du parlement d’établir une exception ; c’est précisément ce que permet la commission des grâces.

 

Post-scriptum sur le prétendu féminisme du couple Hildebrand :

Il est proprement aberrant de prétendre que l’opération effectuée par la femme de Philipp Hildebrand sur le compte de ce dernier démontrerait que tous les deux forment un couple « moderne » et « féministe ». C’est très exactement le contraire, puisque ce couple est bien plutôt la caricature d’une relation matrimoniale totalement conservatrice, dans laquelle une femme bourgeoise se divertit dans des activités culturelles avec l’argent de son mari… Si Kashya Hildebrand était vraiment une femme émancipée, elle financerait sa galerie d’art avec ses propres deniers, pris sur son compte bancaire à elle (qu’elle peut heureusement, depuis quelques décennies maintenant, ouvrir sans le consentement de son mari).

 


Cet article a contribué à nourrir le débat médiatique. Benoît Gaillard en a parlé le 16 janvier 2012 à forum (RTS).

Dan Gallin, membre du comité de Pages de gauche, a répondu à notre article: Le rôle de Blocher

 

 


 

[1] Information donnée par l’Aargauer Zeitung du 9 janvier 2012. Rappelons que le président de la BNS touche un confortable salaire annuel de  994’800 frs, soit le double de celui d’un·e membre du Conseil fédéral. (correction du 13.01: le salaire annuel 2010 de P. Hildebrand s’est en fait élevé à 994’800 frs et non 830’000 comme indiqué précédemment).

 

[2] Exception faite il est vrai, outre la Weltwoche, de la Basler Zeitung et de la Berner Zeitung, qui demandaient la démission de Philipp Hildebrand dès le 5 janvier, soit avant même la conférence de presse de celui-ci.

 

[3] Les chiens sont désormais lâchés d’ailleurs, on ne compte plus le nombre d’articles sanguinaires sur Philipp Hildebrand depuis le 9 janvier. Vae victis !

 

[4] Amira Hass est une journaliste israélienne, correspondante de Haaretz dans les territoires occupés et haïe de toute la droite nationaliste israélienne. Cette définition est relatée par Robert Fisk dans La grande guerre pour la civilisation (Paris, La découverte, 2005).

 

[5] Seul·e·s les naïves·ifs avaient été surpris que la BNS se rallie à la proposition du PS. Si la droite suisse avait les moindres compétences en macroéconomie, cela se saurait.

 

 

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