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Le travail, c’est la santé !

(Version longue de l’article paru dans PdG N°107)

 

Sans que l’on puisse encore parler d’une pandémie, il est urgent de souligner un phénomène en voie de contamination généralisée: la pathologisation des conflits de travail. La conception individualiste de l’activité professionnelle produit non seulement une difficulté à construire une action collective des travailleuses·eurs, mais aussi une vision individuelle des conflits, avec son corollaire malheureux, la psychologisation des rapports de travail en lieu et place d’une analyse des rapports de pouvoir et de leurs effets.

 

Une violence non reconnue

L’une des conséquences de cette évolution est l’attention démesurée portée à cette violence qu’il est convenu d’appeler mobbing. On nous propose à n’en plus finir des formations sur la gestion de conflit ou la prévention du mobbing, et les structures de médiation se multiplient. Quand elles n’évacuent pas purement et simplement la question du pouvoir, ces mesures ne contribuent pas moins à renforcer une conception individualiste des rapports hiérarchiques de travail. Et les syndicats se sont largement engouffrés dans la brèche. Dans le monde merveilleux où règne la «paix du travail», où employeuses·eurs et employé·e·s «collaborent» joyeusement pour la santé de l’entreprise, privée ou publique, un accroc dans les relations professionnelles ne peut provenir que d’une personne, cadre ou subalterne, qui ne joue pas le jeu. Le conflit qui surgit apparaît dans le monde actuel du travail comme pathologique, puisqu’il faut être fou pour «faire des vagues»!

En outre, en Suisse, nos bon·ne·s patron·ne·s sont censé·e·s veiller à la santé de leurs salarié·e·s selon des obligations légales. C’est malheureusement le seul levier légal que l’on peut tenter d’actionner en cas de violences non physiques à l’égard d’un·e travailleuse·eur. Il est ainsi quasiment impossible de faire reconnaître la violence autrement que par ses conséquences sur la santé. Ainsi la personne qui réussit à se protéger et qui n’est pas atteinte dans sa santé, ne peut faire reconnaître la violence subie. Il faudrait pouvoir condamner les violences en tant que telles, sans qu’il y ait nécessairement atteinte à la santé. Les syndicats sont donc poussés à transformer les conflits de travail en problèmes de santé, sachant que c’est la seule manière d’obtenir une condamnation de l’employeuse·eur. De même, un·e travailleuse·eur qui quitte un emploi pour de telles raisons se voit pénalisé au chômage, à moins qu’un·e médecin atteste des dommages pour la santé qu’induisait le poste…

 

Errements syndicaux

Face aux cas individuels de violence au travail, les secrétaires syndicales·aux se trouvent ainsi fort mal pourvus. Mais certaines réactions ou communications sur des lieux de travail sont inquiétantes. On observe parfois une reprise du discours patronal avec l’invocation de «dysfonctionnements», comme si l’on considérait possible et souhaitable qu’une organisation  hiérarchique du travail «fonctionne» bien, renforçant ainsi l’idée que tout grain de sable dans la machine hiérarchique, donc toute résistance, pose problème. Au lieu de parler des violences infligées aux salarié·e·s, on évoque leur stress et leur état de santé, jouant ainsi la carte du misérabilisme et de la charité patronale en requérant l’intervention des cadres pour protéger la santé de leurs subalternes, plutôt que de parler d’amélioration des conditions de travail et de démocratisation pour faire évoluer le rapport de force et lutter contre l’abus de pouvoir.

Il est certes important de se soucier de la santé des personnes au travail, mais faire de l’atteinte à la santé un argument pour lutter contre les conditions actuelles de travail est une arme à double tranchant. On se retrouve dans la situation où ce ne sont plus des valeurs et des principes d’égalité et de démocratie solidaire que l’on défend, mais la santé, le bien-être des personnes. Ainsi, sans atteinte à la santé, le combat s’arrête. Les entreprises l’ont bien compris, puisque ce sont les premières à mettre en place des mesures pour apaiser les conflits (médiation, changement de poste, licenciement ou démission «encouragée»). Une fois les tensions interpersonnelles éloignées, peu se battent.

Par ailleurs, vouloir «prouver» la violence par l’atteinte à la santé trouve ses limites dans le fait même que certain·e·s sont touché·e·s et d’autres non, même si certaines circonstances sont reconnues comme défavorables à la santé ou propice au mobbing. La victime se trouve vite qualifiée de faible ou de «peu résistante au stress» (un classique). L’employeuse·eur s’en donne alors à cœur joie pour en remettre une couche sur les griefs contre la personne et souligner le caractère individuel du problème.

Ces discours individualistes ont un effet dévastateur et démobilisant sur les personnes concernées. Certes la réaction à une violence est variable d’un individu à un autre, mais la violence reste violence et doit être condamnée. Si l’on ne peut répondre cela à une victime de violence sur son lieu de travail, on entretient la personnalisation et l’individualisation du rapport de travail en évacuant toute la question du rapport de force. Cette situation est comparable à celle de violences domestiques ou sexuelles dans lesquelles les femmes victimes sont toujours suspectées «d’y être pour quelque chose», allégeant par là la responsabilité des auteur·e·s de violences. Sans une perspective féministe soulignant les rapports inégalitaires et hiérarchisés entre les sexes dans notre société, il est impossible de rendre intelligible la survenue de ces violences. C’est la hiérarchie qui «autorise» la violence, comme on l’observe dans tout rapport hiérarchique, de sexes, de races ou de classes, sans toutefois nier que la complexité des rapports sociaux brouillent parfois des hiérarchies a priori claires.

 

La raison du plus fort est toujours la meilleure…

Dans le cas du travail, les hiérarchies s’imbriquent, une cadre pour l’un est une employée pour l’autre, etc. Mais les cas de mobbing à l’égard de supérieur·e·s hiérarchiques sont rares. Comme aux femmes qui ne peuvent admettre que leur compagnon s’en prend à elle sans raison et en cherchent toujours pour l’excuser, il faut rappeler que lorsqu’on a le pouvoir, on n’a besoin d’aucune «raison» pour frapper.

Il faut cependant traiter les auteur·e·s de violences comme leurs victimes, c’est-à-dire ni en personnalisant ni en individualisant leurs actes et leur pouvoir. Le fait qu’un·e chef·fe ait ou non les moyens d’agir violemment à l’égard d’une personne relève de la responsabilité de l’entreprise, et non d’une «mauvaise» personne, donc d’un cas individuel et pathologique. Cette dérive permet en effet de ne pas remettre en question l’organisation hiérarchique du travail, en désignant un “mouton noir” à sacrifier pour le bon fonctionnement de l’entreprise.

L’autre problème de la «santé au travail» qui est à la mode, c’est le burn out, ou «syndrome d’épuisement professionnel». Pour lui aussi, les formations syndicales et les tests de magazines féminins fleurissent, sans que la distinction avec le mobbing soit toujours bien claire. Le burn out peut bien sûr se doubler de mobbing, voire en être le résultat. Mais à la base d’un épuisement professionnel, on retrouve une foi dans l’entreprise et dans son action professionnelle, qui rend insupportable la situation de travail que rencontrent les personnes concernées. On a décrit de nombreux facteurs favorisant le burn out, des manifestations et des circonstances variées. Mais s’il peut arriver chez tout le monde, il survient fréquemment dans les professions «aidantes» (santé, social, éducation, syndicat) et chez les cadres moyens. Il s’agit en effet de personnes ayant particulièrement investi leur rôle professionnel, avec des attentes personnelles et des exigences propres qui dépassent leur intérêt personnel, ce qui les place dans une posture de «sacrifice» avec le risque d’être passablement déçues lorsque leurs illusions tombent. Bref, les personnes qui s’investissent le plus dans leur travail ont le plus de risques de subir un épuisement professionnel. Cela paraît évident, mais cela représente une difficulté pour une lutte syndicale ou pour les intervenant·e·s de la santé au travail. En effet il s’agit de personnes difficiles à mobiliser en raison de leur foi dans l’entreprise. Les travailleuses·eurs se trouvent de plus en plus dans des conditions de travail qui les mettent dans une contradiction impossible à résoudre, en leur demandant des résultats, pour autant qu’ils soient précisés, qu’ils et elles n’ont pas les moyens d’atteindre, les laissant être rongés par l’insatisfaction envers un travail qui ne peut qu’être mal fait.

C’est encore un effet de l’individualisation des rapports de travail, car en mettant en commun cette expérience et en l’identifiant comme une technique de domination mettant chacun·e à la merci de sa hiérarchie en donnant toujours à cette dernière un prétexte pour «mettre la pression» sur ses subordonné·e·s, on désamorce passablement cet outil et on lui redonne le sens qu’il a dans le rapport de travail. Et surtout, on cesse de nier la hiérarchie. Le secteur tertiaire, et les services aux personnes en particulier, doivent maintenant apprendre ce que les autres secteurs savent depuis longtemps: il est dangereux de faire trop bien son travail et nécessaire de pouvoir s’en détacher. L’énergie qui restera ainsi permettra peut-être de lutter collectivement pour de meilleures conditions de travail, et de pouvoir être content·e·s de son activité…

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