De qui êtes-vous solidaire ?

Stéphanie Pache •

Je ne compte plus les épisodes de discrimination sexiste, classiste, ou raciste, ni d’abus de pouvoir (intentionnels ou non, là n’est pas la question) dont j’ai été la cible ou le témoin. Ce qui me choque le plus à chaque fois, c’est la complicité des personnes qui laissent surgir ces violences sans intervenir. Quoi que ces personnes croient – certaines se pensent bienveillantes et solidaires des luttes pour l’égalité –, se taire, c’est se rendre complice de l’attaque.


Je suis encore profondément énervée, par exemple, de la naïveté ou de l’hypocrisie de cette femme qui, il y a plusieurs années, dans un train entre Genève et Lausanne où je venais d’être la cible d’une agression verbale raciste de la part d’un passager, s’est approchée de moi, pour me dire: «Vous avez été brave, vous lui avez bien répondu, et il ne fallait pas vous inquiéter, on serait intervenus s’il avait tenté quelque chose»! Bien sûr, Madame, merci de votre ton condescendant et de votre intervention quand le con en question était déjà sorti du train. C’est sûr que quand on n’a pas pu manifester un désaccord avec des insultes racistes, on va se voir pousser une conscience et du courage lorsqu’apparaît un couteau ou un risque de violences physiques.

Dans la sphère publique

Les transports collectifs sont des lieux fréquents de ce genre d’interactions, parfois avec des issues plus réjouissantes, comme la fois où un agent CFF s’est fait huer et a dû s’empresser de quitter le wagon, en raison de son profilage racial : il n’avait tenté de contrôler que le seul homme noir du wagon, bondé à l’heure de pointe. Dans un autre train bien rempli, un jeune type ivre harcelait une jeune fille qui ne savait visiblement plus comment se débarrasser de son voisin de siège. Il a fini par poser sa main sur sa cuisse, ce qui m’a fait bondir et interpeler le type. D’autres ont soudain retrouvé de la voix. Et le harceleur, comme les adeptes de l’intimidation, a fait preuve de la lâcheté habituelle qu’on leur connaît, et s’est enfui. Si vous manquez de courage, imaginez ce que vit la personne concernée, la honte et la peur est décuplée par votre inaction, qui semble justifier l’agression. Il est pourtant si simple et efficace de manifester un désaccord, ou, le cas échéant, de détourner l’attention pour laisser la victime s’échapper.

Dans la sphère privée

Ces situations publiques ne sont pas les seules où témoigner son désaccord est nécessaire. Je suis sûre que comme moi, vous vous rappelez avec gêne au moins un moment où vous n’avez pas écouté votre collègue, votre ami·e, et même votre partenaire, quand ces personnes ont voulu partager leur désarroi face aux discriminations qu’elles avaient subies. Le silence n’est pas suffisant dans un monde où l’ordre établi n’est pas de son côté. Et j’ai vu de première main les effets de ce silence non face à des injustices chez des personnes défendant l’égalité, et les stratégies de disculpation mises en place : nier les évènements, leur gravité, ou exagérer les risques encourus à ne pas laisser ce collègue faire cette blague sexiste, etc. Au lieu de soutenir l’émancipation et l’égalité, notre silence a renforcé l’oppression et le sentiment d’impuissance des opprimés. Il n’est jamais trop tard pour reconnaître ses erreurs.

Refuser la catégorie d’autre

Bien sûr, contester le racisme, le sexisme, l’hétéronormativité a des conséquences, même si elles sont moins importantes si l’on ne fait pas partie des groupes discriminés. Au moment où nous sommes témoins de propos ou gestes discriminatoires, le plus important est de mettre fin à cette violence qui rend « autre » les personnes prises pour cible, ce qui ne peut passer que par le refus en bloc de la catégorisation utilisée. Que nous ayons ou non le privilège de ne pas connaître ces violences, il faut exprimer clairement sa sympathie et la crédibilité que l’on accorde à ces témoignages. Quel est le sens d’aller manifester contre le racisme ou le patriarcat, si nous ne pouvons pas intervenir au quotidien quand ils frappent si clairement ? La prochaine fois que vous êtes témoin de gestes ou de propos discriminatoires, en l’absence ou en présence des personnes opprimées, rappelez-vous que la manifestation de votre désaccord est ce que vous pouvez faire de plus efficace pour créer l’égalité niée par les actes producteurs de différence.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 176 (été 2020).

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