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Dans l’ombre de Staline

Après la chute de l’URSS, la société russe a tiré une croix sur son passé soviétique. Elle le redécouvre aujourd’hui mais de manière sélective, grâce à un gouvernement qui entend s’en aider pour justifier sa politique actuelle.

C’est peu dire que le peuple russe a entretenu un rapport complexe à son passé. Une première rupture intervient en 1956, lors du rapport Khrouchtchev et de la reconnaissance officielle des crimes du stalinisme. La seconde rupture, c’est bien entendu en 1991, avec la chute de l’URSS. Soudain, «la règle d’airain de l’historiographie soviétique: on ne sait jamais de quoi hier sera fait», selon la formule de l’historien Alain Brossat, est renversée. L’histoire sort de l’époque soviétique discréditée, elle qui a longtemps été un levier de pouvoir pour le régime. C’est la revanche de la mémoire, des témoignages qui, eux, furent fermement réprimés avant 1991. A ce facteur vient s’ajouter celui du traumatisme lié à la fin d’une époque. L’ère Eltsine, les années 90, est donc, selon l’historienne Maria Ferretti, celle de l’occultation, on s’acharne à «effacer les traces d’un passé indésiré et de créer une nouvelle mémoire artificielle».

Le héros Staline prend le pas sur le tyran

Qu’en est-il de l’ère Poutine? Occultation il y a, mais elle revêt une autre forme et ne consiste plus simplement en un rejet de la période soviétique. Le phénomène est parlant si l’on observe le sort réservé à l’anniversaire des cinquante années de la mort de Staline. Lorsque le 5 mars 2003, les journaux russes traitent l’événement, aux côtés de la publication d’articles sur le bourreau exécutant à la pelle les «ennemis du peuple», sont publiés en nombre des discours plus importants relevant la grandeur et l’intelligence du petit père des peuples. D’ailleurs, les qualificatifs utilisés pour désigner Staline sont symptomatiques: «chef», «notre Patron», «guide». Les qualificatifs tels que «tyran» sont bien plus rares.

Le jeu du pouvoir

Quelle est la part de responsabilité du gouvernement actuel dans cette évolution? Il se sert allégrement de ce rapport trouble que le peuple russe entretient avec son passé. Sous l’impulsion de Poutine, la société russe fait œuvre de «refoulement sélectif», piochant dans son passé des éléments positifs, servant à (re)construire une identité nationale forte. Faisant appel à un passé glorieux, Poutine peut sans mal justifier les velléités territoriales de l’Etat russe, en Tchétchénie notamment. Poutine poursuit un objectif simple: réhabiliter implicitement le passé soviétique – et plus spécifiquement stalinien – par une réintroduction de certains de ses symboles. L’historien russe Youri Afanassiev estime qu’il «souhaite normaliser le rapport au communisme historique, non pas de manière critique, non pas rationnellement, mais sans discussion, de manière banale et quotidienne […]. Le communisme avec ses crimes et ses malheurs est «relativisé», il est réduit à la formule banale: il y a de tout dans la vie.». C’est ainsi que le président russe a fait adopter par la douma le drapeau rouge comme étendard de l’armée, alors que l’aigle à deux têtes, symbole du tsarisme, reste le symbole du pays. C’est lui également qui a réintroduit l’hymne soviétique comme hymne national, puis, récemment, a donné son feu vert à une vision pour le moins positive de Staline dans les manuels d’histoire.

Le devoir des historiens

L’absence d’une société civile et la réhabilitation partielle du stalinisme rendent défaillant l’esprit collectif de la société russe et poussent la population à confier sa destinée à un chef charismatique. Évidemment, l’exploitation d’un passé mythifié à des fins politiques n’est pas l’apanage de la seule Russie; la Suisse et son passé largement reconstruit en sait quelque chose. Néanmoins, le problème est plus cru encore en Russie, un pays qui a connu un rapport au passé particulièrement difficile et changeant. Au-delà du travail de mémoire, il s’agit, pour les Russes, de réaliser un travail d’histoire. Les historiens ont du pain sur la planche: ils vont devoir arracher la compréhension de la période soviétique des mains du gouvernement qui l’utilise pour justifier sa politique actuelle. Pour ce faire, ils doivent réussir à passer d’une représentation mémorielle à un travail objectif de l’histoire. Longtemps outils au service du pouvoir, les historiens ont l’occasion, aujourd’hui, de réhabiliter leur science. Les mots de Georges Orwell n’ont jamais été aussi actuels: «Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur.»

 

 

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