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Alaa EL ASWANY, Chroniques de la révolution égyptienne

« La Place Tahrir était devenue semblable à la Commune de Paris » (p. 14).

Les lectrices et lecteurs francophones connaissent surtout Alaa El Aswany pour ses romans à succès, qu’il s’agisse de L’Immeuble Yacoubian (paru en arabe en 2002 et adapté au cinéma, et en français, par Marwan Hamed en 2006) ou de Chicago (paru en 2006). On sait aussi qu’il exerce la profession de dentiste au Caire, après avoir fait ses études à l’université de l’Illinois aux États-Unis. Personnalité cosmopolite, donc, et dont on a parfois comparé pour les qualités littéraires au grand Naguib Mahfouz, Prix Nobel de littérature et Égyptien comme El Aswany. Ce que l’on connaissait moins en Europe, c’étaient les nombreux engagements politiques de l’auteur durant les dernières années du règne de Moubarak. Comme écrivain, c’est d’abord par des textes, et en particulier par des chroniques régulières dans les quotidiens Shorouk (« Le lever du soleil ») et El Masri El Yom (« L’Égyptien aujourd’hui »), qu’il a exprimé sa résistance au régime. C’est une partie de ces chroniques que l’on découvre dans la dernière traduction que nous proposent les éditions Actes Sud.

Il faut immédiatement lever un malentendu, sans doute entretenu par l’éditeur : ces Chroniques de la révolution égyptienne sont surtout des chroniques des avant-courriers de ladite révolution, ayant été écrites entre 2008 et 2010. Le titre original du livre, publié en Égypte en 2010, était d’ailleurs autrement plus suggestif : « pourquoi les Égyptiens ne se soulèvent-ils pas ? ». C’est cette question que Alaa El Aswany examine dans ces chroniques (l’édition francophone n’est qu’une sélection d’une cinquantaine d’entre elles, parmi les centaines écrites par El Aswany durant ces années-là). Ces textes offrent donc un ensemble de réflexions tout à fait passionnantes sur l’état de la société égyptienne à la veille de la révolution du début 2011, et n’en acquièrent de ce seul fait qu’un relief plus marqué, puisqu’elles permettent de comprendre quelle poudrière était devenue l’Égypte après trente ans de dictature de Moubarak. On ne trouvera toutefois nul déterminisme chez El Aswany, lui qui écrit dans une introduction rédigée, elle, après la révolution : « en fin de compte, la question reste posée : pourquoi l’Égypte s’est-elle soulevée de cette manière inattendue ? » (p. 17). Et il donne en quelque sorte la réponse à sa question dans une chronique écrite quelques années plus tôt : « le révolution n’est ni un mot d’ordre ni un objectif préalablement fixé, mais une situation dans laquelle se trouve une société à un moment donné, où tout peut être la cause d’un embrasement. C’est incontestablement cette situation que nous vivons actuellement » (p. 25). L’« embrasement » du début 2011 n’a été une surprise pour personne en Égypte, et surtout pas pour un observateur à l’œil aussi aiguisé que El Aswany ; il n’a paru être un coup de tonnerre dans un ciel bleu que pour des journalistes ou des responsables politiques qui n’avaient aucune idée de la situation sur place.

Les chroniques sélectionnées par l’éditeur se répartissent en trois groupes principaux, le quatrième, beaucoup plus réduit, étant consacré à la révolution elle-même. Le premier rassemble les textes écrits à propos de la succession d’un Moubarak vieillissant et dont le départ se rapprochait chaque jour davantage. Le second concerne le peuple égyptien, son état d’esprit, sa religiosité, et la force empêchée qu’il représente. Le troisième enfin se penche sur les libertés individuelles, et notamment la liberté d’expression.

Pendant les années qui ont précédé les événements du début 2011, l’un des enjeux politiques majeurs pour les Égyptien·ne·s réformistes était la succession de Moubarak au pouvoir. La crainte était grande que ce dernier réussisse une transmission dynastique grâce à son fils Gamal Moubarak, notoirement incompétent (et d’ailleurs critiqué au sein même du régime). Dans ces années-là, la figure de Mohamed El Baradei (l’ancien directeur de l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique) a représenté un espoir pour une frange des forces progressistes égyptiennes, en particulier parce qu’on croyait alors qu’il aurait pu, dans des circonstances un peu favorables, gagner des élections libres. El Aswany lui consacre donc plusieurs chroniques, et s’applique notamment à déconstruire les mensonges propagés quotidiennement par le régime contre El Baradei et en faveur de Gamal Moubarak. Comme on sait, l’histoire les aura balayés tous les deux, le premier parce qu’il lui manquait en réalité une base sociale solide pour pouvoir prétendre gagner des élections, le second parce que la disparition de son père de la scène a immédiatement signifié la sienne propre.

Toutes les chroniques se terminent invariablement par un même appel, résumant la position d’El Aswany : « la démocratie est la solution ». Quelle démocratie ? Certains passages très élogieux sur le fonctionnement du système politique américain ou sur l’Europe en donnent une version plutôt conformiste. Cela montre toutefois que nos régimes représentatifs, tout imparfaits qu’ils soient, demeurent mille fois préférables à la tyrannie exercée pendant trente ans par Moubarak, et conservent à ce titre une efficacité politique hors de nos frontières qui justifie qu’on les protège contre les dérives qui les menacent. En élisant nos député·e·s, nous ne sommes peut-être libres « qu’une fois tous les cinq ans » (pour reprendre le mot célèbre de Rousseau), mais au moins avons-nous la possibilité de le faire !

On subodore que, dans ses textes paraissant dans des quotidiens égyptiens sous le régime de Moubarak, El Aswany doit aussi un peu ruser avec le régime. Preuve que le contrôle s’était sans doute émoussé dans les dernières années, il peut tout de même écrire, s’agissant de la fraude électorale, que « c’est le président de la République lui-même qui prend la décision de frauder » (p. 77), ou rappeler que « le régime égyptien a tué plus d’Égyptiens que n’en a tués Israël » (p. 235). Est-ce toutefois à ce contrôle que l’on doive attribuer une identification fréquente entre émancipation du peuple et nationalisme (particulièrement dans la chronique intitulée : « La défense du drapeau égyptien », pp. 192-198) ? El Aswany affirme à de nombreuses reprises que l’Égypte est le plus grand pays arabe, et l’on comprend au fil des chroniques que cela ne fait pas seulement référence à une donnée démographique. Il y a aussi selon lui une tradition culturelle et politique qui devrait placer l’Égypte en tête des nations de la région, tradition il va sans dire fracassée par le régime de Moubarak. Rappeler la « grandeur » de la nation égyptienne, c’est bien sûr sous-entendre la petitesse de celui qui la dirige et la nécessité pour le peuple de se réaffirmer comme nation. La libération du peuple est donc comprise comme une libération de la nation et de ses forces vives, contre un régime étriqué, corrompu et stupide qui ne les représente pas.

La saveur de ces chroniques tient aussi au fait que l’on songe bien souvent en les lisant aux pamphlets d’Ancien Régime contre la monarchie. Il y a comme une sorte d’évidence à demander pour les Égyptien·ne·s la liberté, les droits individuels, la possibilité de choisir leurs dirigeant·e·s, et pourtant l’on comprend bien que El Aswany, écrivant cela, doit se battre non seulement contre les sbires du régime, mais aussi contre de solides préjugés ancrés dans la population. Pour ne prendre qu’un exemple, lorsqu’il écrit que « certains Égyptiens rêvent toujours d’un dictateur équitable » (p. 87), il montre dans le même temps que le régime ne tient pas seulement par la répression et la violence, mais qu’il repose sur une acceptation passive d’une partie de la population. Il est un autre préjugé que l’auteur décrit très bien, et dont on trouvera malheureusement de nombreux exemples ailleurs : l’idée que la transformation de la société viendra d’une myriade d’actes individuels “bons”. « Certaines personnes bien intentionnées s’imaginent que si chaque Égyptien faisait des efforts dans son domaine, l’Égypte progresserait sans qu’un changement démocratique soit nécessaire » (p. 228). Pour El Aswany, le changement de régime doit être premier, le passage à la démocratie politique commander toutes les autres réformes, car « la dictature, comme le cancer, commence par le pouvoir politique avant de se répandre à tout l’appareil d’État qu’elle détériore et paralyse » (id.). Autre manière de dire qu’on ne réforme pas de l’intérieur un édifice vermoulu, qu’on ne le transforme pas en se conformant aux préceptes moraux de la religion, et qu’on ne construit pas une démocratie sans se débarrasser du dictateur et de tout ce que son pouvoir charrie avec lui. Évidences dira-t-on, mais qu’il est indispensable de répéter inlassablement dans un contexte où elles n’en sont précisément pas. C’est cela aussi, écrire sous l’oppression.

El Aswany consacre de très nombreuses pages à la question de la religion, c’est-à-dire principalement, en Égypte, à l’islam. Il remarque une régression terrible dans le rapport des Égyptien·ne·s à la religion depuis les années 1980, sous influence saoudienne selon lui, par exemple lorsqu’il écrit que « les wahabites encombrent l’esprit des musulmans de tout ce qui est secondaire dans la religion » (p. 246). Les femmes égyptiennes notamment, qui avaient été des pionnières dans le monde arabe, se voilent beaucoup plus que par le passé, et celles qui ne le font pas sont régulièrement interpellées, voire agressées. La lecture des textes sacrés est devenue rigoriste, la tolérance (notamment à l’égard des Coptes, minorité chrétienne) recule, etc. Mais la chose la plus importante que remarque El Aswany est bien l’écart observé entre l’utilisation qui est faite de la religion dans la sphère privée, omniprésente, et son usage dans la sphère politique, à peu près introuvable. Il l’explique très bien : « Il y a, en Égypte, des dizaines de Cheiks célèbres appartenant à différentes écoles (…) qui exhortent chaque jour les Égyptiens dans des milliers de mosquées et sur des dizaines de chaînes satellitaires, en abordant tous les aspects de la vie des musulmans, à commencer par le mariage et le divorce, le port de l’or et de la soie, la manière de se laver de ses impuretés, mais aucun ne dit un mot sur la fraude électorale » (p. 80). Le même écart est relevé à propos des agent·e·s du régime, et notamment de la sécurité d’État (la sinistre police secrète sur laquelle reposait la dictature), qui peuvent torturer tout en pensant respecter scrupuleusement les cinq piliers de l’islam. Comme d’habitude – mais on ne peut en être étonné, informé que l’on est d’une histoire millénaire des religions – la religion est utilisée par le pouvoir, elle le sert et le légitime, écarte les sujets politiques importants pour parler sans fin de broutilles, et instille chez tout le monde un schème d’autorité, d’allégeance et de sujétion qui a toujours fait le bonheur de toutes les dictatures. El Aswany le dit : « l’extrémisme religieux est le dernier visage du despotisme politique » (p. 185), et on ne peut que lui donner raison. Mais il ajoute aussi que « L’islam véritable est la démocratie » (p. 248), en établissant une distinction classique entre extrémisme et pratique “normale” de la religion, la seconde étant compatible avec la démocratie. Il est permis d’en douter, mais ce qui est en tout cas certain, c’est que l’islam n’est pas plus antidémocratique que le christianisme ou le judaïsme, dont on connaît l’amour très modéré pour la liberté et l’égalité…

Les lecteurs et les lectrices suisses seront en outre intéressés par la chronique consacrée par El Aswany à l’affaire des minarets, intelligemment intitulée « Avant de maudire la Suisse » (pp. 268-274). Il y affirme sans ambages que « ma longue connaissance de la société occidentale m’amène à croire que nous – en notre qualité de musulmans – sommes dans une large mesure responsables de cette vague déferlante de peur de l’islam » (p. 271), par la faillite du monde musulman à montrer « l’image véritable et correcte de l’islam » (p. 272). Il aurait d’ailleurs souhaité que des personnalités égyptiennes se rendent en Suisse pour participer à la campagne et expliquer ce qu’est l’islam, ce que représente le minaret et la mosquée, et puissent démonter les contre-vérités les plus évidentes énoncées par les partisan·e·s de l’initiative. Il rappelle enfin que le gouvernement égyptien est en revanche très mal placé pour donner des leçons sur les libertés religieuses, lui qui, à cette période, enfermait régulièrement des chiites, des « coranistes » et des « Bahaïs »[1], sans même parler des coptes. L’interdiction des minarets en Suisse sert donc surtout à El Aswany à rappeler l’état désastreux des libertés individuelles, et notamment religieuses, en Égypte, même si le résultat de l’initiative le désole, bien évidemment.

L’analyse succincte de la révolution égyptienne que l’on trouve dans la quatrième partie de l’ouvrage est extrêmement intéressante elle aussi. Elle témoigne des craintes des démocrates égyptien·ne·s de voir la révolution confisquée par les résidus encore puissants du régime de Moubarak ou par un nouveau despotisme de type religieux (d’après le modèle suivi par l’Iran après 1979), craintes que l’on sait maintenant très largement justifiées, même s’il est encore trop tôt pour dire si ces forces parviendront véritablement à s’emparer du pouvoir. Au final, c’est tout de même un message d’espoir que nous transmet El Aswany, non seulement dans ces derniers textes, mais dans l’ensemble de l’ouvrage. Il nous montre une Égypte riche d’une longue tradition démocratique, et prête pour le changement. Cette Égypte, il l’a vue place Tahrir, durant les semaines d’occupation auxquelles il a directement participé, et elle lui inspire à la fois confiance et fierté. Il va jusqu’à dire que « les gens que j’ai vus place Tahrir étaient des êtres nouveaux qui ne ressemblaient plus en rien à ceux avec qui j’étais jusque-là quotidiennement en rapport, comme si la révolution avait recréé des Égyptiens d’une qualité supérieure » (p. 13) ! La comparaison avec la Commune de Paris de 1871 est infiniment importante, car elle replace – comme nous l’avons fait à Pages de gauche – les événements égyptiens dans une tradition révolutionnaire qui les dépasse tout en les incluant, une tradition qui englobe aussi bien la France de 1789 que la Hongrie de 1956, la place Tien An Men en 1989 que la révolte des Ciompi en 1378. Mais il ajoute aussi qu’« il faut que nous comprenions que l’injustice ne suffit pas à déclencher une révolution, pas plus que le sentiment de l’injustice. Ce qui pousse à la révolution, c’est la conscience que l’on a des causes de cette injustice » (p. 155). En Égypte comme ailleurs, tant que ces causes n’auront pas été explicitées, et que leur origine humaine, sociale et politique n’aura pas été comprise par chacun·e, aucune transformation radicale ne sera envisageable. « La démocratie est la solution », combien Alaa El Aswany a raison de le rappeler sans cesse !

Commentaires:

Il faut tout de même dire quelques mots sur l’édition de ces textes. Le traducteur habituel d’El Aswany semble avoir eu quelque peine à passer de la traduction d’œuvres littéraires à des articles d’actualité. On rencontre de nombreuses petites erreurs factuelles, et des mots surprenants (je pense par exemple au « droit naturel » ou à tout le registre lexical lié à la nation) qui auraient au moins mérité quelques explications sur les termes arabes qu’ils cherchent à traduire. De plus, nous ne savons rien des dates de parution de chacun des textes, et en sommes réduits à consulter l’édition anglaise (On the State of Egypt, Londres, Vintage, 2011) pour obtenir ce renseignement, à défaut de pouvoir lire les textes originaux en arabe. Dans le contexte politique actuel et compte tenu de l’importance et de la rapidité des événements qui se sont produits en Égypte ces dernières années (y compris avant le renversement de Moubarak), cette absence constitue une grave faute d’édition de la part d’Actes Sud.


[1] Variétés de courants de l’islam, minoritaires en Égypte.

Alaa EL ASWANY, Chroniques de la révolution égyptienne

Arles, Actes Sud (trad. de l’arabe par Gilles Gauthier), 2011, 346 p.

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