«Pour les classes les plus populaires, l’État n’est que répression»

Entretien avec Mathieu Rigouste •

Alors que les populations afro-descendantes se soulèvent en Amérique et en Europe pour dénoncer le racisme et les violences policières, nous avons décidé de poser quelques questions à Mathieu Rigouste, sociologue français spécialiste des questions sécuritaires. Pages de gauche avait déjà, en avril 2013 (n° 121), rédigé un compte-rendu de son livre La domination policière, livre toujours d’actualité, traitant des violences policières.


Qu’est-ce que le racisme policier ?

Pour parler de racisme policier, il faut comprendre que la police est un appareil chargé par l’État d’employer la violence, la coercition et la force pour maintenir ce qu’elle appelle l’ordre public, qui est, en fait, l’ordre social. C’est donc un appareil de coercition au service des classes dominantes dont la fonction est de maintenir un certain rapport de force. Dans ce cadre-là, la police d’une société, dont le racisme est structurel, compose, programme et fait partie de la société, reproduit des schémas racistes.

Elle vient assurer une fonction au sein de ce racisme systémique en maintenant notamment à leur place sociale les catégories racisées des classes populaires. Cela se manifeste notamment par des contrôles d’identité dans la rue, qui se saisissent des corps, humilient et introduisent ceux qui les subissent dans un circuit de punition et de coercition pouvant déboucher jusqu’à la prison. Différents régimes de contrôle policier, de violence et de surviolence s’appliquent.

Les habitant·e·s des quartiers populaires non blancs, en très grande majorité les Noir·e·s et les Arabes issu·e·s de la classe ouvrière, subissent des régimes de férocité, des techniques de police, qui ne sont pas appliquées au quotidien et de manière systématique aux classes moyennes et aux blanc·he·s. Ces dernières consistent en des chasses à l’homme, des techniques d’étranglement pouvant provoquer la mort ou des tirs dans le dos de personnes s’enfuyant.

Toutes ces techniques qui gèrent les corps de manière exceptionnelle vis-à-vis du droit normal sont d’un point de vue sociologique et historique tout sauf exceptionnel. En effet, elles représentent le fonctionnement permanent, quotidien de la police sur le corps des habitant·e·s des quartiers populaires.

Le passé colonial de la France influence-t-il sa police ?

Mon travail consiste à comprendre la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire. C’est-à-dire, comment la société coloniale a été fondatrice de la société sécuritaire contemporaine et comment ce passé persiste, à la fois dans les imaginaires, mais aussi dans les pratiques, dans les institutions, dans les comportements des agent·e·s de ces dernières. Ce que j’essaie de montrer, c’est qu’il n’y a pas qu’une dimension postcoloniale, qu’il y a également une dimension que j’appelle endocoloniale.

Cette dernière n’est pas la persistance, les traces d’un passé révolu, mais résulte du fait que la société française continue de s’organiser, actuellement, autour d’une forme de colonialité. Celle-ci n’est ni la colonisation directe ni une des différentes formes prises à l’extérieur du territoire métropolitain. C’est une forme, prise à l’intérieur du territoire, de domination, de ségrégation, d’oppression, conjuguée à des rapports d’exploitation de type coloniaux. Et donc, oui, le passé colonial de la France influence les pratiques de sa police, mais son présent aussi.

Le fait que la France soit engagée dans des opérations néocoloniales depuis une cinquantaine d’années, que son armée est puissamment engagée au Sahel à travers l’opération Barkhane, qui est une guerre néocoloniale, influence fortement son industrie militaro-sécuritaire et ses logiciels politiques, stratégiques, etc.

La police est-elle gangrenée par l’extrême droite ?

Quand on regarde ponctuellement les rapports entre police et extrême droite, on a vraiment l’impression que la police est gangrenée par l’extrême droite. Puis, lorsqu’on l’analyse, la manière dont elle fonctionne sociologiquement et historiquement sur le temps long, on remarque que la police et l’extrême droite fonctionnent, à toute époque, ensemble. Dans les années cinquante, l’extrême droite coloniale était très puissante dans la police. Dans les années 1960 et 1970, c’est le SAC (le service d’action civique, une police parallèle aux services de de Gaule) et les réseaux honneurs de la police (une association de malfaiteurs d’extrême droite).

Puis, cela se réorganise à travers le MIL (Mouvement initiative et liberté, un mouvement politique d’extrême droite), dans les années 1980. Maintenant, cela se passe avec les syndicats de police, qui sont soit officiellement affiliés à l’extrême droite, soit officieusement. L’un est un appareil et l’autre est une sorte de réserve d’idées et de pratiques. À toutes les époques, il y a une très grande présence d’agent·e·s à l’intérieur de la police se considérant comme à l’extrême droite ou ayant des pratiques et des idées relevant de ce courant de pensée.

Tout comme il y a dans l’extrême droite, de tout temps, une source de recrutement et un travail politique, qui est fait à l’égard des institutions policières et militaires. Par conséquent, je ne dirais pas que la police est gangrenée par l’extrême droite, mais qu’elles fonctionnent ensemble, se traversent, collaborent et, d’une certaine manière, sont indissociables, à toute époque, l’une de l’autre.

L’État lutte-t-il contre le racisme policier ?

Non. C’est justement, ce qui permet de démontrer que le racisme est systémique, organisé et institué. À l’intérieur de l’État, la plupart des courroies hiérarchiques et des circuits de pouvoirs ne font que valider le fonctionnement raciste de la police. D’un point de vue judiciaire, mais également des hiérarchies internes, ce qui est contrôlé et réprimé, ce sont les histoires d’alcoolisme, de mœurs et, en aucun cas, les violences racistes ou celles qu’eux appellent illégitimes, dans le sens où elles sortiraient du cadre que serait le cadre légal.

On ajuste effectivement exceptionnellement certains comportements policiers racistes face à des manifestations, des mouvements sociaux, des médiatisations. Toutefois, ces ajustements sont mis en lumière comme pour vacciner le discours, comme pour montrer que l’État se charge du problème, alors que c’est très largement exceptionnel que l’État s’occupe de ces affaires- là.

En général, l’État s’occupe d’affaires qui viennent, en elles-mêmes, confirmer que le racisme policier serait simplement une sorte de raté, de bavure, d’accident. D’un point de vue sociologique et historique, on parle bien du racisme policier en tant qu’un fonctionnement organisé de la police.

Quelles mesures faudrait-il imaginer contre le racisme policier?

Les luttes contre les violences policières, le racisme et les violences d’État redécouvrent et montrent en permanence que la police déploie un système d’oppression parce que c’est son rôle et sa fonction. C’est pour cela que l’on n’arrive pas à la réformer et que l’État en vient toujours, en particulier dans ce contexte néo-libéral d’accroissement des inégalités, à donner de plus en plus de force, de moyens et de légitimité à sa police. Il y a certes des moyens judiciaires permettant un meilleur encadrement des pratiques policières.

On voit également qu’aux États-Unis, il y a tout un mouvement voulant définancer la police, lui enlever le plus d’armes possible et la sortir des quartiers populaires. Toutefois, cela repose encore une fois la même question: qu’est-ce qui restera de la police après et pourquoi on n’arrivera pas à aller jusqu’au bout.

Parce que c’est la fonction de la police. Je fais de la recherche en sciences sociales depuis les luttes sociales. La seule action dont on a l’impression qu’elle ait une traduction concrète, ce sont les formes d’auto-organisation collective des opprimé·e·s elles et eux-mêmes.

Pour l’instant, les seules choses qui permettent de protéger les gens qui subissent la police et sa violence, c’est de s’organiser au quotidien pour se protéger soi-même de la surveillance, du contrôle et de la répression policière. S’auto-organiser pour toutes les galères du quotidien, car pour les classes les plus populaires, l’État n’est quasiment que répression et la plupart des droits doivent être acquis par des batailles permanentes et quotidiennes.

Propos recueillis par Joakim Martins.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 177 (automne 2020).

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