Construire des intimités solidaires

Stéphanie Pache •

Je suis tombée récemment encore sur l’annonce d’une « coach de vie » qui nous invitait, nous les femmes, comme me l’indique le fond rose et les témoignages de femmes qui l’accompagnent, à devenir « l’architecte » de notre couple, du moins si notre couple inclut un homme.


Après psychologue, organisatrice d’évènement, agenda avec alarmes, et interprète du silence, ce type d’atelier nous invite à compléter le set de compétences de survie en couple hétérosexuel par plus de charge mentale et de travail relationnel, la plupart des femmes étant désignées comme responsables de ce travail, et de ce fait, en charge de la bonne marche d’une relation.

Toutes des thérapeutes

Ma découverte du féminisme et sa légitimation d’un sentiment d’injustice a certainement contribué à me sortir de cette vision épuisante et profondément inégalitaire des relations affectives et intimes, qui rend invisibles les rapports de pouvoir entre les sexes par des opérations de diversion. Les charges inégalitaires du travail relationnel sont justifiées par les stéréotypes sur la « nature » différente des sexes, et la division de ce travail savamment entretenue par les conseils psychologiques des magazines et des autres femmes, comme la coach ci-dessus, qui en appelle à « l’intelligence émotionnelle » particulière des femmes, et qui neutralise les dimensions collectives en faisant croire qu’il est possible d’être traitée plus équitablement en « travaillant sur soi ».

Pro-féminisme

Le manque de souci de l’autre n’est pas l’apanage des mâles. Mais les hommes qui ont pris la mesure des privilèges conférés par des rapports de pouvoir collectifs – un véritable statut dont ils bénéficient, qu’ils «utilisent» ces privilèges ou non – ne minimisent pas le travail actif qu’il faut faire pour les neutraliser et développer des compétences relationnelles peu entraînées. Pour Léo Thiers-Vidal, sociologue, le travail des hommes dans les relations intimes «consiste avant tout à [les] aménager avec les femmes […] de telle façon que l’asymétrie de pouvoir soit amoindrie, par exemple à travers la non-cohabitation (renforçant la prise en charge symétrique du travail domestique, le non-envahissement de l’espace personnel des femmes, le choix explicite des rencontres), mais également la non-monogamie (coupant court à l’appropriation exclusive, renforçant l’indépendance affective et les alternatives relationnelles pour les femmes)».

Repenser les solidarités

Ses propositions vont de pair avec une remise en question fondamentale de ce qu’est un couple, trop souvent considéré comme fin en soi, ou pire, comme moyen pour accéder à la «réussite» sociale que seraient le mariage et la reproduction, buts qui en conduisent beaucoup à tolérer les inégalités existantes. Le plus triste dans le surinvestissement des femmes dans leur couple hétéro, c’est qu’elles ne réalisent pas toujours qu’elles se coupent de la solidarité des autres femmes en donnant la priorité à leur «partenaire». Et si les hommes ne sont pas aussi traditionnellement pourvus du souci de l’autre, non comme préoccupation théorique, mais comme impliquant des tâches déplaisantes, ce souci reste à l’inverse fort recommandé pour la survie matérielle des femmes. Que ce dernier est contraint par les relations de pouvoir entre les sexes est aussi distinctement révélé par l’application limitée de ces compétences «naturelles» à l’égard des autres femmes.

Plus de sororité

C’est pourquoi nombre de féministes ont appelé de leurs vœux plus de solidarité entre femmes, qui leur permettrait, par ces relations affectives, de s’appuyer sur des ressources moins violentes et plus stables que les relations de couple, et en fin de compte de créer des relations plus égalitaires, même hétérosexuelles, en équilibrant le travail relationnel par la multiplication de ses agents de production et de ses bénéficiaires. Ce modèle n’exclut pas les hommes, il ne concerne pas que les personnes se considérant hétérosexuelles non plus. Mais il propose de se tourner vers des personnes capables de nous soutenir et de prendre soin d’une relation plutôt que de nous exhorter à prendre l’entière responsabilité du travail relationnel. Le renforcement de liens affectifs hors couple et l’abandon de l’idéal conjugal fait ainsi porter la responsabilité du rééquilibrage de ce travail à ceux qui profitent de la situation actuelle, plutôt qu’à celles qui en font déjà trop.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 176 (été 2020).

Soutenez le journal, abonnez-vous à Pages de gauche !

webmaster@pagesdegauche.ch