Peut-on subvertir l’armée?

Antoine Chollet •

Pendant longtemps l’armée a été, en Suisse, un lieu de lutte politique. Le refus de servir est la partie la plus connue de cet activisme antimilitariste et pacifiste. Il existait cependant aussi d’autres moyens de politiser l’armée, en agissant directement auprès des soldats, conçus comme un prolétariat à l’intérieur même de l’armée, face aux officiers.


N’oublions pas enfin que, pour des fractions minoritaires de l’extrême gauche, l’armée était aussi un apprentissage au combat et au maniement des armes qui devait se révéler utile le jour venu… Mon expérience de l’armée suisse a maintenant à peu près vingt ans, mais si celle-ci a sans doute un peu changé depuis, je doute que les transformations aient été très profondes.

Éviter les emmerdes

Lorsque j’ai fait mon service militaire, avant l’introduction de la réforme Armée XXI, ces combats avaient dans une bonne mesure disparu, même s’il fallait encore produire un dossier pour être accepté au service civil. Je n’avais pas choisi cette solution à cause de sa durée (une fois et demie celle du service militaire), ni celle de l’inaptitude à cause de la taxe militaire qu’il fallait alors payer jusqu’à 42 ans.

Est-il possible de politiser le quotidien à l’armée ? Je ne le crois pas, ou alors dans des conditions qui n’étaient pas les miennes. L’attitude moyenne du soldat consiste toujours à minimiser autant que possible les emmerdes. Cela suppose de suivre les ordres avec suffisamment de bonne volonté apparente pour éviter les réprimandes, mais sans faire de zèle. En d’autres termes, il faut s’assurer de passer inaperçu pour ne pas être remarqué par les officiers, ni dans un sens ni dans l’autre.

Deux catégories de personnes sont donc immédiatement attaquées par les soldats eux-mêmes: les fayots (notamment ceux qui montrent trop manifestement une envie de «grader») et les emmerdeurs (ceux qui cherchent à gripper la machine). Dans ces conditions, construire un rapport de force est littéralement impossible.

L’armée, école de l’oppression

Je me suis rendu compte plus tard, par mon engagement syndical, que ce travail de politisation était au moins aussi difficile à l’armée que sur les lieux de travail, alors même que n’existe ni la pression au salaire ou à l’avancement, ni, bien sûr, la crainte d’être «licencié» (au contraire, tout le monde ne cherche que cela!).

L’armée partage avec le monde de l’entreprise bien d’autres traits. Le pouvoir discrétionnaire des officiers est similaire à celui du management intermédiaire sur un lieu de travail, comme l’est le caractère absurde de la plupart de leurs décisions aussi. Une autre proximité troublante est la passivité des soldats envers cette hiérarchie imbécile. Dans une armée, ce qui accentue cette léthargie est le maintien de la piétaille dans l’ignorance de tout, travail bien plus aisé ici que dans une entreprise où les ouvrières·ers en savent bien plus que le management sur le fonctionnement effectif de leurs tâches.

Un antimilitarisme ambivalent

La critique des officiers et des sous-officiers est évidemment une activité permanente dans n’importe quel groupe militaire, mais elle reste cantonnée aux discussions entre soldats. Elle ne se transforme qu’exceptionnellement en contestation directe et explicite de la hiérarchie, alors même que les occasions de le faire sont innombrables. Elle sert donc davantage d’exutoire que de véritable critique du fonctionnement et des ordres, mais elle construit aussi une sorte de collectif subalterne qui peut, dans certaines conditions, conduire à une sorte de résistance passive (voire, mais c’était extrêmement rare, à des formes de sabotage des exercices).

L’armée suscite donc une expérience extrêmement déroutante. Le collectif, sur lequel repose toute capacité de résistance, occupe dans ce cas-là une fonction exactement inverse, puisque la hiérarchie se sert de celui-ci pour attaquer toutes les formes de résistance trop explicites, notamment par la pratique habituelle des punitions collectives. Un collectif subalterne ne peut toutefois se construire que sur la durée, les quelques semaines passées ensemble dans une caserne n’y suffisant bien sûr pas.

Je doute hélas que les réformes militaires des vingt dernières années aient amélioré la situation, et ne serais pas étonné qu’elles aient rendu cette politisation de l’armée encore plus difficile.

Crédit image : « Iraq Tour 734 » par « Elliott Plack » sous licence CC BY-ND 2.0.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 176 (été 2020).

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