L’irresponsabilité du gouvernement Luisier

Antoine Chollet •

À peine six mois après son entrée en fonction, le Conseil d’État du canton de Vaud montre déjà des limites évidentes. Le bras de fer engagé avec la fonction publique et parapublique vaudoise l’a entraîné dans une suite d’avanies assez lamentables, accumulant les mensonges, ajoutant l’incompétence au mépris et l’impéritie en économie à l’idiotie en politique. La situation dans laquelle il s’est lui-même mis raréfie chaque jour davantage ses portes de sortie, la plus simple étant pourtant celle que lui offrent depuis le début les organisations syndicales: l’ouverture de négociations sur le niveau de l’indexation.


Un mauvais départ, dans l’illégalité

On dira peut-être qu’on ne peut s’attendre de la part de nouveaux et nouvelles membres d’un gouvernement à une connaissance précise des lois que le collège est pourtant censé respecter et faire appliquer. L’inexpérience n’excuse pourtant pas tout, et la violation flagrante de la Loi sur le personnel de l’État de Vaud (Lpers) dont il s’est rendu coupable au mois de décembre 2022 restera comme une marque indélébile dans l’action de ce Conseil d’État. La loi est très claire: les salaires sont indexés pour l’année suivante au niveau de l’inflation calculée par l’OFS à la fin du mois d’octobre de l’année en cours. C’est la situation normale, la plus raisonnable à la fois sur le plan politique et économique. Si toutefois le Conseil d’État ne souhaite pas procéder ainsi (et à la place indexer partiellement ou pas du tout, n’indexer que certaines catégories de salarié·e·s ou accorder un montant forfaitaire), il doit consulter les syndicats. Voilà ce que dit la loi (art. 25 de la Lpers).

Obligation minimale pour le Conseil d’État par conséquent, qu’il a pourtant décidé d’ignorer purement et simplement. Les organisations syndicales ont été convoquées le 8 décembre à l’aube pour une communication des décisions du Conseil d’État agrémentées d’une présentation absurde de bout en bout, pour découvrir à l’issue de la conférence que la décision venait d’être communiquée publiquement. On ne sait pas quelle définition les membres du Conseil d’État donnent au terme «consultation», mais il est certain que ce qu’ils et elles ont fait ne correspond à aucun de ses sens possibles.

La première décision que le Conseil d’État a dû prendre concernant l’indexation de la fonction publique, il l’a donc fait dans l’illégalité. On ne doit pas minimiser la gravité de cet acte, car qui viole en toute tranquillité la loi une fois n’hésitera pas une seconde à le refaire, surtout si personne n’a protesté la première fois. Le 8 décembre, le Conseil d’État a explicitement admis qu’il ne se sentait pas lié par les lois du canton. Il faudra donc s’en souvenir durant toute la durée de son (trop long) mandat, et il faut nourrir dès aujourd’hui le soupçon permanent qu’il pourrait agir illégalement (s’il ne le fera pas toujours, le simple fait qu’il se soit senti légitimé à le faire une fois suffit à porter une ombre sur l’ensemble de son action).

Des explications mensongères

Après avoir cogité pendant plus d’un mois sur sa décision (le calcul de l’IPC est rendu public le 3 novembre, le niveau de l’indexation pour 2023 dans la canton de Vaud est annoncé le 8 décembre), le Conseil d’État présente des additions fantaisistes, considérant que les annuités font partie de l’indexation des salaires, qu’une prime unique correspond à un salaire indexé, et que la revalorisation de régimes sociaux aurait un rapport même ténu avec l’indexation des salarié·e·s de la fonction publique et parapublique.

Il faut peut-être rappeler que les annuités correspondent, dans la fonction publique, à ce que sont les augmentations de salaire négociées individuellement dans le secteur privé, et reconnaissent la valeur de l’expérience des salarié·e·s. Elles n’ont jamais eu vocation à compenser l’inflation, sinon elles seraient simplement intégrées aux mécanismes d’indexation (et aux articles de lois et règlements qui s’y rapportent), varieraient selon l’inflation, et concerneraient l’ensemble des salarié·e·s. Or de nombreuses personnes ne touchent pas d’annuités, soit parce qu’elles changent de poste, soit parce qu’elles sont parvenues au sommet de leur classe salariale, sans que ce salaire soit nécessairement élevé d’ailleurs. Enfin, le montant total des annuités versées par l’État n’a aucun sens si on ne le rapporte pas aux économies réalisées sur les salaires des personnes partant à la retraite et remplacées par des salarié·e·s en début de carrière. Mensonge plus énorme encore, Christelle Luisier a eu le front d’affirmer en direct à la télévision le 23 janvier (au soir d’une journée de mobilisation), puis à la radio le lendemain, que les indexations décidées par les autres cantons comprenaient le versement des annuités. Cela n’est pas vrai, elle devait le savoir, et si ce n’est pas le cas, cela signifie qu’elle est prête à utiliser des informations sans aucune vérification préalable, ce qui est à peu près aussi grave.

La prime correspondant à 0,8% du salaire 2022 ne peut davantage être assimilée à une indexation, comme son nom l’indique d’ailleurs. Elle ne sera pas versée aux personnes engagées en 2023, elle ne le sera que partiellement pour les personnes qui n’ont pas travaillé durant toute l’année 2022, et elle ne fait pas partie du salaire normal (les cotisations LPP ne sont pas prélevées sur son montant, par exemple). Mais, fondamentalement, ce qui montre qu’il ne s’agit pas d’une indexation est que les salaires 2024 seront indexés (s’ils le sont, on doit s’attendre à tout avec le quarteron d’idéologues qui dirige le Conseil d’État) sur des salaires 2023 indexés de 1,4%, et non de 2,2% comme le prétendent Luisier et ses collègues.

Les mesures prévues au sujet des régimes sociaux, un montant de 10 millions servant à les augmenter de 2,5% (en précisant qu’il s’agit en réalité d’une baisse, puisque ces 10 millions ne compensent même pas l’inflation, et que de nombreux régimes sociaux n’ont même pas été augmentés, comme les allocations familiales par exemple), n’ont elles aussi rien à voir avec l’indexation de la fonction publique et parapublique, ou alors on considèrera que la réfection d’un tronçon de route peut aussi faire partie du calcul puisque des fonctionnaires l’utilisent de temps à autre…

Comme ces mensonges n’ont pas seulement été prononcés lors de la séance du 8 décembre, mais répétés à satiété depuis lors malgré les mises au point réitérées des syndicats et de certains médias, on ne peut plus plaider la bonne foi en défense du gouvernement Luisier. Ces mensonges sont prononcés en toute connaissance de cause. Non content de s’arroger le droit d’agir illégalement, le Conseil d’État, et singulièrement sa présidente, considère également qu’il a le droit de mentir à la population et aux salarié·e·s de la fonction publique et parapublique. Il ne faut pas non plus minimiser la gravité de cet acte. Si elle est poursuivie, cette tactique va durablement miner les fondements de la délibération démocratique.

Cependant, on ne ment jamais impunément en politique. La parole du gouvernement vaudois est dès lors assez profondément discréditée. La leçon vaut pour les député·e·s du Grand Conseil évidemment, mais plus généralement pour l’ensemble de la population: ce gouvernement ne peut se prévaloir de notre confiance. Dans un régime démocratique, ce changement est lourd de conséquences, en particulier si ledit gouvernement reste au pouvoir trop longtemps.

Qu’on s’entende, la présentation des chiffres et des faits de manière favorable ou défavorable fait partie intégrante du débat politique. Ce qui s’est passé depuis le 8 décembre est toutefois d’une autre nature, plus inquiétante, puisque le rapport avec les données les plus élémentaires du réel semble avoir été rompu par le Conseil d’État.

Une preuve d’incompétence économique

On a l’impression depuis le début de cette affaire que le Conseil d’État a abordé l’indexation de la fonction publique comme la demande excessive d’un·e employé·e de maison plus ou moins indélicat·e. Pour lui rappeler qui commande, le maître ou la maîtresse de maison lui accorde des étrennes et lui fait bien comprendre qu’elle fait déjà preuve d’une grande générosité, surtout si l’on tient compte des difficultés financières du ménage.

Le gouvernement n’a en réalité pas compris la véritable nature de sa décision sur l’indexation de la fonction publique. On peut en nourrir une certaine inquiétude puisqu’il va devoir la prendre chaque année désormais (sauf arrêt brutal et fort peu probable de l’inflation). Du point de vue du Conseil d’État, la question de l’indexation ne répond pas principalement à des demandes salariales particulières pour la reconnaissance de la valeur d’un travail. Ça, c’est le souci, très légitime évidemment, des salarié·e·s. Pour le Conseil d’État, l’indexation des salaires est d’abord une décision macro-économique, car l’État est non seulement le plus gros employeur du canton, mais le niveau de l’indexation de ses salaires affecte plus ou moins directement quelque 80’000 salarié·e·s (c’est-à-dire bien davantage que la seule administration, puisqu’il faut lui ajouter les secteurs parapublics, notamment le social et la santé). Cela représente un cinquième de tou·te·s les salarié·e·s du canton. Il faut donc aborder les décisions sur ce sujet avec un minimum de responsabilité, et le moins que l’on puisse dire est que le Conseil d’État en a cruellement manqué.

En décidant d’une indexation à 1,4%, le Conseil d’État a fixé un étalon à l’intérieur du canton qui affecte d’ores et déjà indirectement tou·te·s les autres salarié·e·s, car les négociations dans le secteur privé sont liées à cet indice. Comme celui-ci est inférieur à l’inflation, et que les salaires vont donc baisser dans le canton en 2023, cela signifie que ce même Conseil d’État a pris une décision de contraction de l’économie vaudoise. Par conséquent, sa décision de décembre a une incidence sur l’ensemble de la population vaudoise, et elle va l’appauvrir.

Les simagrées de la droite opposant une fonction publique supposément remplie de privilégié·e·s et un secteur privé qui tirerait la langue est donc, outre l’ignominie d’une pareille présentation lorsqu’on connaît la situation réelle de certains secteurs comme celui de la santé, un contresens économique total. On pourrait ajouter que les partis de droite sont les seuls à soutenir très activement et avec une grande constance les personnes les plus privilégiées de la société ; ils l’ont encore montré avec les baisses d’impôts décidées pour 2023. La droite semble incapable de comprendre, et ses représentant·e·s au Conseil d’État aussi, manifestement, que la décision de n’indexer que partiellement les salaires affecte la politique économique de tout le canton et qu’elle va avoir des conséquences fâcheuses pour tout le monde.

Que le Conseil d’État vienne ensuite pleurnicher sur le faible niveau de croissance ou sur des prévisions de rentrées fiscales en berne pour 2023 est donc purement grotesque. Sa décision d’indexation partielle va aggraver ces problèmes, elle n’en est pas la conséquence (sauf à considérer, encore une fois, qu’on discute des salaires d’une dizaine d’employé·e·s de maison…). Quant aux rentrées fiscales, il faut répéter que le Conseil d’État a en même temps prévu des baisses d’impôt de plus de 100 millions de francs pour 2023, enrichissant donc les plus riches tout en prétendant être incapable d’indexer dignement ses salarié·e·s les plus modestes, qui ne bénéficieront pas de ces allègements fiscaux. L’obscénité le dispute à l’incompétence dans les décisions prises sur le budget 2023.

Cerise sur le gâteau: une insondable idiotie politique

La majorité de droite qui contrôle le Conseil d’État déteste la fonction publique, abhorre les services publics et souhaiterait affaiblir la première tout en dégradant ou supprimant les seconds. Cela figure en toutes lettres dans les programmes des partis, c’est la politique que ces derniers mènent partout, et cela correspond globalement aux intérêts des personnes qui les financent (un peu moins à ceux d’une partie de leur électorat, mais c’est une autre affaire). Le mépris des salarié·e·s n’est qu’un élément parmi d’autres de cette attitude détestable. La dégradation de l’économie du canton pour assouvir cette détestation en est un autre, qui ajoute l’irresponsabilité à l’irrespect.

Le problème, c’est que la droite n’a pas l’habitude d’avoir affaire à des citoyen·ne·s, mais seulement à des subordonné·e·s, dont elle attend qu’ils et elles se taisent et obéissent à ses lubies. Elle a donc oublié que les salarié·e·s de la fonction publique et parapublique avaient des droits et entendaient bien les faire respecter.

Le résultat des décisions et actions du gouvernement Luisier est donc d’avoir réussi l’exploit, après moins de six mois au pouvoir, à provoquer le plus grand mouvement de la fonction publique vaudoise depuis quinze ans, d’avoir mis 10’000 personnes dans la rue le 31 janvier, avec des milliers de jours de grève décomptés depuis le mois de décembre. Quels que soient les critères d’habileté politique que l’on choisisse d’utiliser pour juger de ce gouvernement, on ne peut que conclure à un échec de première grandeur, y compris de son propre point de vue. L’imposition autoritaire d’une décision le 8 décembre sans que la fonction publique ne réagisse a échoué, le pari reposant sur l’essoufflement du mouvement durant la pause de fin d’année a été perdu, et chaque jour supplémentaire de silence du Conseil d’État augmente l’exaspération des salarié·e·s.

L’intelligence politique suppose de savoir reconnaître ses erreurs, sinon toujours ses défaites. Est-on en droit d’en attendre de la part d’une équipe qui s’est comportée ainsi? C’est au tour de la gauche et des syndicats de devoir faire ce pari, mais nous saurons comprendre très rapidement si nous l’avons perdu et si l’incompréhension de ce qui se passe aujourd’hui dans la fonction publique, mais aussi dans la société, obscurcit à ce point l’esprit de la majorité du Conseil d’État que toute discussion devienne impossible avec lui. Dans ce cas, il doit se préparer à quatre ans et demi douloureux, jusqu’aux prochaines élections, et il devrait se souvenir que la manifestation et la grève ne sont pas les derniers outils à disposition des salarié·e·s en cas de conflit, mais les premiers, les plus naturels, et qu’il en existe d’autres. S’il cherche la confrontation, il va la trouver.

En attendant ses prochaines décisions, rendez-vous est donné à tout le monde jeudi 9 février à 18h00, place St-François à Lausanne.

On trouvera ici des éléments chiffrés supplémentaires sur le dossier de l’indexation vaudoise: https://vaud.ssp-vpod.ch/news/2023/indexation-des-salaires-des-services-publics-et-parapublics-vaudois-les-contreverites-du-gouvernement-luisier/

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