Interdiction de Memorial: «On était dans une logique de préparation de la guerre»

Entretien avec Eric Aunoble (historien à l’UNIGE) •

Suite à la remise du prix Nobel de la Paix 2022 à l’ONG russe Memorial (conjointement au Centre pour les libertés civiles ukrainien et à l’opposant bélarusse Alès Bialiatsk), Pages de gauche republie en libre accès l’entretien qu’il avait mené en début de cette année avec Eric Aunoble au sujet justement de l’interdiction de Memorial.


Le 27 décembre 2021, le verdict de la Cour suprême de la Fédération de Russie tombe. L’ONG Memorial International ainsi que ses organisations régionales se retrouvent interdites. Plus qu’une décision de justice d’importance relative, il faut y voir l’un des signes qui annonçaient la guerre faite aujourd’hui à l’Ukraine. Entretien avec Eric Aunoble, historien et chargé de cours à l’Université de Genève et spécialiste de l’Ukraine.

Qu’est-ce que Memorial?

Memorial fait partie des premières associations qui ont pu être créées en Union soviétique durant la perestroïka dans le cadre de la politique de transparence (glasnost) inaugurée par Gorbatchev, lequel était décidé à s’occuper des «taches blanches de l’histoire», expression russe qualifiant tout ce que la période stalinienne avait pu cacher, les écrits comme les évènements historiques. Dans la foulée, on assiste à un mouvement de publication d’articles et de documents d’archives revenant sur le passé stalinien, avec comme projet la valorisation de celles et ceux qui en ont été les victimes. Dans le même temps se forme dans le pays une aile politique plus radicalement réformatrice et libérale. C’est au confluent des deux mouvements qu’est fondé, en 1989, Memorial par Andreï Sakharov.

Quel regard le pouvoir d’alors portait-il sur cette association?

Dans les années 1990, après l’effondrement de l’Union, Memorial était bien vue par les régimes post-soviétiques. En Russie d’une part, puisque la politique d’Eltsine voulait tourner la page du communisme, en revalorisant tout ce qui fut anticommuniste (noblesse, bourgeoisie). Ainsi la démarche de Memorial correspondait au discours du pouvoir. C’est à ce moment d’ailleurs qu’intervient une cassure avec la population. En effet, au moment de la perestroïka, si celle-ci était avide d’informations sur ce qui avait été caché, dans les années 1990, années de graves et dures crises économiques, les gens cherchaient surtout à survivre. Un décalage s’est formé entre les forces libérales et la population dans la misère, et le soutien dont bénéficiait Memorial a disparu, mais comme a disparu globalement la vie politique russe. En Ukraine, Memorial se sépare de Memorial russe et devient le chantre de la mémoire nationaliste ukrainienne, en valorisant par exemple la mémoire de la famine de 1933 en l’appelant Holodomor. Les deux associations sont globalement alignées sur leurs gouvernements respectifs.

L’arrivée au pouvoir de Poutine marque donc une césure?

En Russie, l’arrivée de Poutine et son affirmation au pouvoir marquent le retour d’un discours patriotique, non pas soviétique, mais pro-étatique, établissant une continuité des tsars à Staline. La critique de l’action de l’État, à laquelle Memorial se livre devient malséante. Le néo-patriotisme de Poutine refuse de voir, non plus les taches blanches, mais les taches noires, ces choses dont parler porte atteinte à l’État. Donc la pression monte: inspections tatillonnes de sécurité des locaux, perquisitions… Le jugement de dissolution de décembre dernier marque cependant une étape importante qui se comprend pleinement aujourd’hui avec la guerre faite à l’Ukraine. Rétrospectivement, on voit qu’il y a eu une montée de la répression depuis un peu plus d’un an avec les peines extrêmement dures prises à l’encontre de gens qui objectivement ne représentaient aucune menace pour l’État russe. On voit bien qu’on était dans une logique de préparation de la guerre et qu’il fallait faire passer le message que toute voix d’opposition à l’État était susceptible de subir une répression.

Memorial a souvent été accusée d’être au service de l’étranger. Qu’est-ce que cela implique?

En Russie aujourd’hui, toute organisation russe qui soit serait liée à une structure ayant son siège à l’étranger, soit, et c’est encore plus pernicieux, reçoit de l’aide matérielle de l’étranger est désignée officiellement, légalement, comme agente de l’étranger. Si certain·e·s ont pu y voir la préparation de nouvelles purges comme cela a pu avoir lieu en 1937, à mon avis la référence est mauvaise. En effet, en 1937, on parlait volontiers en Union soviétique d’ennemis du peuple, ce qui est une terminologie issue de la Révolution française. Il aurait plutôt fallu regarder du côté des campagnes menées à partir de 1947, celles de luttes contre le cosmopolitisme. Outre l’antisémitisme, il s’agissait de traquer toutes les influences étrangères, notamment dans les milieux intellectuels et artistiques dits déracinés.

Propos recueillis par Valentin Prélaz.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 183 (printemps 2022).

Soutenez le journal, abonnez-vous à Pages de gauche !

webmaster@pagesdegauche.ch