La neutralité de façade des réseaux sociaux

Léo Tinguely •

Avec la sortie du numéro 186 de Pages de gauche dont le dossier est consacré à la neutralité, Pdg publie en libre-accès un article sur la neutralité de façade des réseaux sociaux rédigé par Léo Tinguely. Pour recevoir le numéro en entier et soutenir une presse de gauche indépendante, abonnez-vous!


Dans la lignée de l’idée fondatrice d’Internet, les réseaux sociaux numériques se revendiquent comme de simples supports techniques neutres où chacun·e pourrait jouir de manière égale de sa liberté d’expression. Si le mythe a depuis longtemps du plomb dans l’aile, le récent rachat de Twitter par Elon Musk a fini de le faire voler en éclats.

La technique et les réseaux sociaux ne sont ni intrinsèquement mauvais, ni intrinsèquement bons. Ils se rapportent toujours à la société et à celles et ceux qui les possèdent et les développent. En ce sens, les réseaux sociaux ne sauraient être neutres, ils sont toujours ambivalents. Si les plateformes se sont toujours targuées de n’être que des outils, c’est que ce statut de neutralité agit comme un rempart à toute régulation. Ces dernières années pourtant, les accusations de favoriser l’émergence du terrorisme, et plus récemment du complotisme, auront conféré aux géants du domaine une dimension politique et une certaine responsabilité.

Plus que de simples hébergeurs

Les réseaux sociaux sont davantage que de simples hébergeurs. Cela apparaît de manière claire dans leur tâche de modération. Choisir quel contenu est licite ou non sur la base d’un règlement interne relève du politique. Et à l’image de la société, ce sont souvent les voix des minorités que les plateformes font taire. En janvier dernier, de nombreux comptes Twitter de féministes ont ainsi été supprimés pour avoir osé poser la question suivante: «Comment faire pour que les hommes cessent de violer?», alors même que le harcèlement quasi constant dont font l’objet ces mêmes militantes demeure sans conséquence. Il n’est pas rare que des comptes antiracistes ou féministes — c’est le cas de la grève féministe zurichoise — se retrouvent shadowbanned (masqués à la suite de signalements répétés). Il s’agit là d’exemples parmi tant d’autres, mais qui expriment une même logique: la domination s’exerce aussi au travers des réseaux sociaux, tout le monde n’est pas égal face elle.

Derrière cette modération à géométrie variable, ne se trouvent pas que des personnes, mais avant tout des algorithmes. Au-delà du constat que ceux-ci favorisent la désinformation en privilégiant le contenu sensationnaliste, très peu d’informations à leur égard et encore moins de contrôle collectif n’est possible. Le scandale de Cambridge Analytica — où les données Facebook de millions d’utilisatrices·eurs ont été siphonnées puis utilisées pour influencer le cours des élections américaines en faveur de Trump — a étalé l’impressionnant potentiel politique des algorithmes.

Au bon vouloir de Musk

Ce sont précisément ces données qu’a acquises Elon Musk pour 44 milliards de dollars en s’offrant le réseau social Twitter qu’il souhaite transformer en une usine à profit. Il n’aura fallu que quelques jours pour que celui-ci mette à feu et sang la plateforme et l’entreprise en licenciant de manière abjecte la moitié des employé·e·s, la majorité l’ayant appris par un mail sec. Pour ce qui est de l’autre moitié, elle a été priée de partir si elle ne confirmait pas qu’elle était prête à travailler à fond. S’intéresser aux conditions d’emploi au sein de ces entreprises n’a rien d’anodin, puisque la qualité des réseaux sociaux dépend largement de la manière dont ceux-ci sont développés, maintenus et modérés. Lorsque les conditions de travail se détériorent, le travail se dégrade lui aussi. En ce qui concerne le réseau en lui-même, Twitter se change en une jungle libertarienne où seules quelques règles sont édictées au bon vouloir de son nouveau roi. Il n’est dès lors pas étonnant qu’on y assiste à un retour en masse des théories du complot et de l’extrême droite.

Devant l’illustration parfaite de ce que peut devenir un réseau social lorsqu’il se mue en un simple jouet pour milliardaire mégalo, il est clair qu’il ne peut exister de neutralité lorsque notre expression et nos données sont marchandées et suspendues à l’arbitraire d’un seul individu. Non seulement cette neutralité n’existe pas, mais elle ne doit pas constituer un objectif. Les véritables enjeux résident bien davantage dans la garantie d’un exercice égal de la liberté d’expression dans les limites du cadre démocratique et légal ainsi que dans la nécessité de rester maîtres de plateformes qui font notre quotidien. Ce dernier point passera nécessairement par une démarchandisation et une réappropriation collective et démocratique des réseaux sociaux.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 186 (hiver 2022-2023).

Soutenez le journal, abonnez-vous à Pages de gauche !

webmaster@pagesdegauche.ch