Entretien avec la Grève pour l’Avenir •
Le 21 mai prochain aura lieu la Grève pour l’Avenir qui mobilisera autour de multiples sujets écologiques, sociaux et féministes. Dans le numéro 79 de 2009, Pages de gauche avait consacré son dossier sur le syndicalisme et le changement climatique. Pour saisir d’avantage les contours de cette journée qui s’annonce historique, nous avons convié cinq militant·e·s d’horizons différents. Discussion croisée entre Léa Ziegler [LZ] (SSP, Grève féministe et Grève pour l’Avenir Neuchâtel), Steven Tamburini [ST] (Grève du Climat, solidarités, SSP, Grève pour l’Avenir Vaud), Tiago Branquino [TB] (décroissance alternatives Vevey, Grève pour l’Avenir Vaud, Trois Petits Points), Patrick Chapuis [PC](enseignant, SSP, Grève pour l’Avenir Genève) et Anne Darbellay [AD] (Collectif Femmes* Valais, Grève pour l’Avenir Valais).
Les grèves et marches pour le climat ont débuté fin 2018. Jusque-là, quels bilans et impacts politiques en tirez-vous? Comment le mouvement a-t-il évolué jusqu’à aujourd’hui?
PC: D’un côté, c’est extrêmement porteur d’espoir de voir un message amené par la jeunesse et maintenant repris par les syndicats et les corps intermédiaires. On a le sentiment que c’est plus uniquement une question exclusive aux jeunes, ni une question qui concerne un avenir lointain. On parle de 2030, c’est demain et heureusement que la population s’en rend compte. D’un autre côté, je suis mitigé parce qu’au niveau politique, même si on mentionne sans cesse une vague verte, on se rend compte que les engagements sont loin d’être à la hauteur de la situation.
AD: On peut étendre ce constat à la Grève des femmes*. Depuis la très importante mobilisation de 2019, nous nous prenons backlash sur backlash. On se rend compte que si la pression de la rue diminue, que si on lâche ne serait-ce qu’un millimètre, on revient en arrière. Ce sont des luttes qui doivent être continues pour que les messages arrivent jusqu’au cerveau des gens qui nous gouvernent.
LZ: Les mobilisations des jeunes de ces deux dernières années ont permis de décloisonner le mouvement. C’est clairement grâce à elles et le fait que les jeunes nous aient un peu secoué·e·s qu’on a compris qu’il fallait se mobiliser pour obtenir un rapport de force suffisant et se faire entendre. Au niveau des syndicats, nous essayons d’étendre la question de l’écologie à nos secteurs, mais tous ne se mobilisent pas encore dans cette perspective.
TB: Pour moi ces mobilisations ont ouvert une fenêtre et permis de créer des rapports de force même si leurs répercussions sont encore insuffisantes. Aujourd’hui, le défi est de sensibiliser les gens par d’autres moyens que par les mobilisations. Les personnes qui siègent dans les parlements, ça reste le peuple qui les élit. En dehors de l’institution, il n’y a que la masse qui pourra permettre des changements systémiques efficaces.
Comment la Grève pour l’Avenir s’est-elle prise pour permettre cette convergence d’organisations?
ST: La Grève du Climat a initié cette convergence en juillet 2019 sur le constat que le rapport de force était insuffisant, que des grèves économiques sont nécessaires et que la Grève féministe était le mouvement le plus important de l’histoire sociale suisse depuis 100 ans. Concrètement, nous avons directement interpellé les syndicats, des groupes locaux se sont formés et nous avons commencé à mener de premières actions avec tout un ensemble d’associations, allant de la Grève féministe aux grands-parents pour le climat. Cela avait bien démarré, puis le coronavirus est arrivé.
LZ: Nous, les syndicats, avons fait partie du mouvement de la Grève pour l’Avenir pour étendre le mouvement sur les lieux de travail. Pour le SSP, cela correspondait bien à l’agenda puisque nous avions notre congrès qui édicte tous les quatre ans notre ligne politique syndicale. Nous y avons voté de manière écrasante une résolution d’adhésion à la Grève pour l’Avenir et la perspective de mobilisation du 15 mai 2020 reportée ensuite au 21 mai de cette année.
À partir de ce moment-là, des groupes ont commencé à se constituer. Le SSP est un syndicat fédéraliste. Donc chaque région s’organise avec ses membres et rédige des revendications propres à son secteur. Dès ce moment, des cahiers de revendications ont commencé à être discutés sur les lieux de travail. Certains ont été adoptés et déposés auprès des employeuses·eurs. C’est grâce à ça qu’on arrive à ouvrir des négociations et à faire en sorte que les travailleurs et les travailleuses prennent ces questions avec sérieux.
AD: Le groupe écoféministe s’est fédéré lors de ses assises romandes des Collectifs de la Grève féministe et des femmes* pour notre participation à la Grève pour l’Avenir, mais déjà lors de notre appel pour le 14 juin 2020, nous mentionnions les problèmes systémiques et écologiques.
Est-ce que vous avez l’impression que le mouvement s’est davantage développé en Romandie qu’en Suisse alémanique?
ST: Le mouvement a bien plus pris en Suisse romande où les structures sont bien coordonnées. Au sein de ces structures, il existe déjà une mixité d’organisations. Côté suisse-alémanique, l’adhésion au projet de la Grève pour l’Avenir est plus faible. Loin de remettre en cause la nécessité de la Grève, une frange minoritaire du mouvement de la Grève du Climat préfère s’activer autour d’actions de désobéissance civile. Comme XR n’est pas bien implanté en Suisse alémanique, la Grève du Climat a en partie pris cet agenda.
L’un des défis du 21 mai sera de mobiliser les travailleuses et les travailleurs sur les luttes sociales, féministes et écologiques. Comment comptez-vous articuler ces convergences?
PC: Au niveau syndical nous avons élaboré des cahiers de revendications dans différents secteurs. Bien sûr, nous avons besoin de ces revendications concernant nos conditions de travail pour faire grève. Mais ces revendications nous permettent avant tout d’expliquer à nos collègues les dangers concrets liés au changement climatique. C’est le moment de montrer que nous, travailleuses et travailleurs, sommes les victimes de la destruction de l’environnement. Notre système de production mondialisé en est responsable tout comme les personnes qui en bénéficient directement.
AD: D’un point de vue féministe, ce système productiviste est le même qui épuise en particulier les femmes, que ce soit en Suisse ou dans le monde. Dans l’agriculture par exemple, énormément de femmes paysannes sont considérées comme de la main-d’œuvre gratuite et n’ont aucune retraite. Elles ont une énorme dépendance financière face à leur mari et la politique agricole n’a que faire de cela. De manière générale, ce ne sont pas des petites retouches cosmétiques qui nous satisferont, mais bien un changement complet de paradigme.
TB: Par rapport au manifeste et aux revendications écrites dans le cadre de la Grève pour l’Avenir, les réflexions ont aussi un caractère social. Ce sont des points touchant directement le quotidien du travail qui montrent une interconnexion avec les luttes climatiques.
Donc quelles sont les revendications concrètes que vous portez?
PC: Ce sont avant tout des revendications de réduction des gaz à effets de serre. Syndicalement, nous construisons avec les employé·e·s des revendications propres à chaque secteur. Entre l’éducation et l’aviation, nous n’allons évidemment pas avoir les mêmes préoccupations. Le secteur aéronautique doit lui envisager une complète refonte dans laquelle ce ne sont pas les employé·e·s qui devront en subir les effets négatifs.
LZ: Chaque secteur s’approprie cette bataille, mais il y a aussi des revendications communes au mouvement climatique, syndical et féministe. Je pense notamment à la réduction du temps de travail ou au combat face à la hausse de l’âge de la retraite agendée par les milieux bourgeois. Dans certains milieux, on doit parler de reconversion professionnelle, mais à condition d’y amener un filet social élargi et une assurance à la formation pour accéder à des métiers aux conditions de travail dignes. Il y a autant de revendications que d’organisations autour de la table pour la Grève pour l’Avenir.
ST: Au niveau national, nous avons des discussions pour savoir s’il y a besoin d’apposer des priorités à toutes ces luttes. Il ne faudrait pas reproduire l’erreur de fragmenter partout alors qu’il y a d’importants fronts de lutte. Par exemple, la lutte pour l’AVS est essentielle, car on entre dans un moment ou des réformes des retraites inacceptables arrivent, tant sur l’AVS que sur la LPP et face à ça nous avons besoin de revendications de rupture comme la fusion du premier et deuxième pilier pour une super-AVS.
Dans le domaine de l’agriculture aussi un front est nécessaire. On a besoin de fixer des lignes rouges avec la menace d’un front large si elles sont dépassées. C’est comme cela qu’on pourra bloquer efficacement des traités de libre-échange absolument destructeurs. La suite de la Grève pour l’Avenir se joue ici, sur les possibles priorités des luttes.
TB: Dans la Riviera, des récents mouvements de squats ont critiqué le marché de l’immobilier et surtout les locaux laissés vides. La réappropriation de ces espaces au profit de différentes associations culturelles est pour nous un point essentiel.
Qu’espérez-vous comme réponse institutionnelle le 21 mai?
PC: Avant tout un arrêt de toutes les attaques contre les services publics, d’autant plus qu’on se trouve en pleine stratégie du choc. Les gouvernements, principalement de droite, profitent de cette crise pour faire avancer leurs agendas et démanteler le filet social et sanitaire, alors même que c’est ce qui nous permet maintenant, en tant que société, de tenir la route. Depuis l’année passée, il est question d’infléchir la courbe des contaminations pour désengorger le système hospitalier. Mais le seuil critique représente les coupes de la droite depuis des années. Plus ils et elles supprimaient des lits d’hôpitaux, des médecins, plus ce seuil baissait et plus cela devenait impossible pour la population d’éviter des morts.
TB: Effectivement, les revendications concrètes et directes passent par des dépenses publiques. En période de crise, l’excédent des recettes, notamment dans le canton de Vaud, semble préoccupant. Mais pour moi, ce 21 mai est avant tout une étape car au-delà du monde politique, notre but est de toucher l’opinion publique. Notre projet se construit sur un moyen-long terme. Tout comme on a arrêté de croire au père Noël, on ne va pas croire en une intervention salvatrice du pouvoir institutionnel.
ST: Le deuxième message de la Grève pour l’Avenir rappelle que le système économique et politique ne nous sauvera pas. Il faut partir de là pour réaffirmer notre horizon qu’est la grève générale. Ce que j’aimerais, c’est que le 21 mai, ils et elles aient peur, que la droite bourgeoise et les classes dirigeantes réalisent que si elles ne continuent avec le statut quo, on réagira. Je veux aussi qu’une autre part des institutions ait peur, c’est la gauche sociale-démocrate. Si elle ne se bouge pas au niveau de ses revendications, de ses combats prioritaires et de ses modalités d’action, elle sera caduque. Mais au contraire, elle a une opportunité avec ces mouvements de pouvoir se réengager dans les mouvements sociaux et ainsi renouer avec leur histoire, tant pour le Parti socialiste avec la grève générale que les Verts·e·s avec l’action directe.
AD: Notre système politique est élitiste et bourgeois et j’ai le sentiment qu’une grande majorité de la population ne se sent pas légitime à prendre la parole, voire à se mobiliser. Par cette mobilisation, j’aimerais montrer qu’on peut descendre dans la rue, discuter et débattre, peu importe son niveau scolaire, son origine, sa langue maternelle ou son genre. J’aimerais pointer du doigt ces rapports de forces et qu’on se réapproprie la démocratie.
LZ: J’espère que le 21 mai va permettre de motiver les travailleuses·eurs qui n’ont pas osé se pencher sur la question ou qui n’ont pas eu la possibilité de le faire. Je pense à certains secteurs qui sont sous tension depuis une année et qui n’ont tout simplement pas eu la possibilité matérielle et temporelle de réfléchir à autre chose qu’à sauver des vies. J’espère d’autant plus que les travailleuse·eur·s les plus précarisés, celles et ceux qui voient leur emploi condamné à cause des crises sanitaires climatiques puissent aussi être entendu·e·s et intégré·e·s dans le mouvement. Il y a plusieurs réalités qui cohabitent et nous devons articuler nos luttes de manière intelligente pour tisser un véritable rapport de force.
Comment continuerez-vous le mouvement et votre collaboration après le 21 mai ?
PC: De mon côté je vois trois grands points à soulever. Le premier, c’est évidemment l’information auprès de la population : il faut par exemple que les gens saisissent le lien entre la destruction de l’environnement et les zoonoses [maladies ou infections se transmettant d’animaux à l’humain] dont le coronavirus fait partie. En second point, il s’agit d’organiser massivement les travailleuse·eur·s, notamment dans les secteurs en première ligne de la crise, ainsi que ceux appelés à être transformés rapidement. Enfin, le dernier point important est celui de l’action collective. Il faut qu’un maximum de personnes puisse se sentir incorporé dans cette lutte qui nous concerne toutes et tous. Les scientifiques nous alertent en nous disant que plus nous continuons à détruire l’environnement et la nature, plus nous nous exposons à entrer dans une aire de catastrophes.
LZ: Pour moi, il est toujours important de marteler que le 21 mai n’est qu’une première étape. Je n’aimerais vraiment pas que le souffle retombe par la suite. Nous souhaitons renforcer le mouvement et porter des revendications communes à tous les niveaux. Le but est aussi d’être capable de se réinventer et de faire évoluer notre manifeste pour que chaque organisation y trouve sa place. Je pense notamment aux agricultrices·eurs qui sont encore sous-représenté·e·s dans notre secteur et aux luttes antiracistes qui ne sont que trop peu intégrées.
Propos recueillis par Léo Tinguely, Bertil Munk et Léonore Vuissoz.