Joakim Martins •
Le 7 février 2021, le Parti socialiste suisse saisissait l’occasion du cinquantenaire du suffrage féminin pour lancer une campagne nationale en faveur du droit de vote et d’éligibilité pour les personnes étrangères. L’extension des droits politiques des résident·e·s de nationalité étrangère constitue, selon le PS, la prochaine étape logique vers une Suisse plus démocratique. Le présent article vise à démontrer que cet appel à un véritable suffrage universel s’inscrit dans une longue tradition démocratique et constitue, en soi, une revendication ouvrière et anti-nationaliste, mais ne doit néanmoins en aucun cas demeurer une fin en soi.
Aujourd’hui, pouvoir voter ou selon les cas être élu·e dans sa commune lorsque l’on ne possède pas la nationalité suisse n’est envisageable que dans les cantons du Jura, de Neuchâtel, de Vaud, de Fribourg, des Grisons ou d’Appenzell Rhodes-Extérieures. En outre, seules les personnes étrangères jurassiennes ou neuchâteloises disposent du droit de vote (et non d’éligibilité) cantonal. Au niveau de la Confédération, l’extension du droit de suffrage aux résident·e·s non suisses n’a même jamais été soumise à l’approbation du corps électoral. Autant dire que le panorama des droits politiques des personnes étrangères en Suisse est pour le moins déplorable. De fait, près d’un million et demi d’habitant·e·s de notre pays se voient, en raison de la couleur de leur passeport, exclure de tout processus de prise de décision collective.
La pétition lancée par le PS Suisse en faveur d’un droit de vote pour toutes et tous s’inscrit dans une longue tradition d’extension des droits politiques au plus grand nombre. Le droit de vote et d’éligibilité pour les personnes étrangères peut, en effet, être considéré comme la légitime suite du suffrage féminin. Le principe le justifiant étant le même: toute personne par sa seule résidence doit disposer d’un droit de regard sur la gestion des affaires publiques. Cette revendication entre également en résonnance avec l’un des principaux slogans que nous a léguée la révolution américaine de 1776 : «No taxation without representation» [Pas d’imposition sans représentation]. Les résident·e·s suisses ne disposant pas du passeport à croix blanche paient impôts, taxes et cotisations sociales sans toutefois pouvoir décider à travers leurs représentant·e·s ou leurs votes du montant ou de l’affectation de ceux-ci. Ce dernier argument permet d’ailleurs de trancher l’épineuse question du temps de résidence nécessaire à l’obtention des droits de vote et d’éligibilité: dès l’imposition.
Une revendication ouvrière et antinationaliste
La division helvétique du travail étant notamment fondée sur la nationalité, les emplois suisses les plus subalternes (travail domestique, d’entretien, sur une chaîne de production…) sont souvent occupés par des personnes de nationalité étrangère. La population non suisse est en effet, selon l’OFS, proportionnellement trois fois plus représentées (10,5%) dans la catégorie «ouvriers et employés non qualifiés» que le reste de la population. Une personne de nationalité non européenne a, elle, six fois plus de chance (18,2%) d’occuper un tel emploi. Une partie significative des classes populaires est donc actuellement privée de tout droit politique. C’est pourquoi un réel suffrage universel est une revendication profondément ouvrière.
La rhétorique nationaliste suisse accorde une place toute particulière aux droits populaires dans le mythe national. Les instruments de démocratie directe que sont l’initiative et le référendum sont souvent présentés comme des éléments permettant l’unification d’un pays multiculturel, pluriconfessionnel et trilingue. La participation directe aux prises de position politique est pensée comme constitutive de la citoyenneté helvétique. Toutefois, la possibilité de prendre part à une votation fédérale est également utilisée pour différencier les Suisses des immigré·e·s. C’est en grande partie pour cette raison que la droite, avec à sa tête l’UDC, combat avec autant d’acharnement toute extension des droits populaires. Accorder le droit de vote aux étrangères·ers, c’est également s’en prendre au système de pensée nationaliste.
Pas une fin en soi
Bien que l’obtention des droits de vote et d’éligibilité pour les personnes étrangères représenterait une avancée démocratique considérable, celle-ci ne mettrait pas pour autant fin à toutes les inégalités juridiques. La ou le titulaire d’un permis C, le plus laborieux à obtenir, peut effectivement se voire révoquer son titre de séjour en cas de résidence prolongée à l’étranger ou de recours à l’aide sociale. Pour mettre fin à ces injustices et en éviter de nouvelles, la meilleure solution est certainement celle d’accorder un passeport helvétique à tou·te·s les résident·e·s suisses. La facilitation des naturalisations ou l’introduction d’un droit du sol semblent être de pertinentes revendications à moyen terme. Pour le plus long terme, la Jeunesse socialiste suisse avait élaboré pour les 100 ans de la grève générale de 1918 neuf propositions pour un siècle socialiste. La huitième intitulée «La nationalité pour toutes et tous» demandait l’obtention automatique de la citoyenneté après une durée de résidence définie.
Crédit image : Landsgemeinde Glarus par « Glarus » sous licence CC BY-ND 2.0.