«J’ai appris à embobiner les gens»

Alicia Pugin •

Dans les gares, devant les centres commerciaux ou au coin d’une rue piétonne très fréquentée, nous les croisons souvent. Les dialogueuses·eurs en quête de promesses de dons ne mènent pas une vie facile. Témoignage d’Alicia Pugin, ancienne «récolteuse» de signatures.


J’ai commencé à travailler pour Wesser und Partner en janvier 2015 dans le canton de Genève pour un mandat de la Croix-Rouge genevoise. Nous étions quatre jeunes d’une vingtaine d’années, et un chef d’équipe qui nous a formé·e·s en nous accompagnant aux portes les premières journées. Nous avions un objectif minimum en termes de signatures (c’est-à-dire de promesses de dons annuels) de cinq par jour. Nous avions la consigne de tout faire pour que les gens choisissent d’effectuer leur don par débit direct, car il y a moins de risques qu’ils annulent que par bulletins de versement. Notre salaire était la moitié des dons récoltés, et l’entreprise nous avançait 80% de ce montant en cas de dons par débit direct, et 50% en cas de dons par bulletins de versement. À la fin de l’année, nous devions soit rembourser les dons annulés soit nous recevions le reste.

Pression psychologique

L’entreprise louait pour nous des logements sur Airbnb, souvent en France voisine, et une voiture. Nous devions travailler de 9h à 20h, avec une pause de midi. Je me sentais isolée, c’était le mois de janvier et nous passions nos journées dehors. C’était psychologiquement pénible. Lorsque tu sonnes chez quelqu’un c’est une intrusion dans son intimité et il arrive bien souvent qu’on t’agresse. Je me suis déjà retrouvée en pleurs dans une cage d’escalier d’un immeuble, après m’être fait claquer quelques portes au nez, et m’être fait insulter. Là tu aimerais pouvoir arrêter mais tu n’as pas atteint ton nombre de signatures, et alors tu continues. Tu voudrais manquer la maison isolée où il y a un chien de garde ou l’immeuble dont la porte est fermée. Mais ce n’est pas envisageable, perdre un don potentiel te semble une faute grave envers l’employeur.

Tout pour une signature

On savait que lorsqu’on était dans les communes riches du canton l’employeur attendait de nous que l’on récolte plus d’argent, on devait adapter le discours en fonction des quartiers. La technique apprise était de donner une indication du montant moyen que «la plupart des gens» donnent. Évidemment nous indiquions un montant moyen plus élevé dans les communes aisées. Mais pas de pitié pour les classes populaires pour autant! Combien de fois j’ai dû dire: «Mais vous savez, au final, 5 frs par mois, ce n’est qu’un café ou deux par mois en moins».

J’ai « perfectionné » les techniques de persuasion lorsque des ancien·ne·s employé·e·s de Corris ont commencé à rejoindre Wesser. Nous nous sommes alors retrouvé·e·s logé·e·s à quinze dans un même Airbnb. Je voyais mes collègues (qui faisaient ça à l’année) fragilisé·e·s par ce travail psychologiquement épuisant dont la précarité était permanente. Alors que Wesser und Partner nous l’interdisait, nous faisions des portes à deux, car cela rend le travail moins pénible. En travaillant avec elles·eux («les ancien·ne·s de Corris»), j’ai pu développer des nouvelles techniques et j’ai commencé à augmenter mon nombre de signatures. Ces «techniques» qui consistaient essentiellement en bluff et assurance – impliquaient des explications vagues et parfois mensongères (arrêt de don à leur volonté, dire que nous sommes bénévoles, mentir sur le montant minimum).

Déshumanisation

Il y a une sorte de déshumanisation et les gens deviennent des cibles, certaines considérées plus «faciles» à embobiner… C’est la stratégie que l’objectif du nombre de signatures minimum ainsi que le salaire à la signature (plutôt qu’à l’heure) poussent à adopter. Au départ je prenais le temps d’expliquer les actions de la Croix-Rouge et j’étais transparente sur les conditions, mais mes résultats n’étaient pas terribles. Lorsque j’ai appris à embobiner les gens je récoltais le double de promesses, mais ce n’était pas des convaincu·e·s. Et les conséquences se sont fait sentir, j’ai dû rembourser plusieurs centaines de francs à Wesser und Partner à la fin de l’année car un trop grand nombre de gens avaient annulés leur donation.


Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 174 (hiver 2019-2020).

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