La rédaction •
La guerre déclenchée par les massacres commis par le Hamas le 7 octobre et par les prises d’otages qui les ont suivies est une catastrophe pour ce qui restait de perspective de paix au Proche-Orient (et combien cette perspective s’est amenuisée ces vingt dernières années, il n’est hélas pas besoin d’y revenir). Cependant, à la catastrophe humaine, humanitaire, sociale et politique vécue par les habitant·e·s de la région s’est ajouté un désastre moral dans une partie de la gauche mondiale. Dès le 7 octobre, on a pu voir fleurir des textes, prises de position ou interventions sur les réseaux sociaux qui célébraient une « victoire de la cause palestinienne », un « acte de résistance contre Israël » ou une « contre-offensive », en bref, une légitime réaction des opprimé·e·s contre la colonisation. On a retrouvé les mêmes manifestations pavloviennes de campisme primaire qu’au sujet de l’agression russe contre l’Ukraine. Apparemment, pour certaines fractions de la gauche internationale, il est tout à fait normal de prendre en otage ou de tuer des citoyen·ne·s israélien·ne·s. Les protestations ont également donné lieu à une résurgence d’actes et de discours antisémites que l’on n’avait plus connue depuis longtemps. L’offensive chaque jour plus meurtrière de l’armée israélienne contre la population de Gaza, tout comme l’outrance de certains discours de l’extrême droite israélienne parlant d’« animaux humains » pour décrire les Palestinien·ne·s ou encore de la possibilité de recourir à l’arme nucléaire à l’encontre de la bande de Gaza, agissent comme une sorte de légitimation a posteriori de ces premières réactions, et c’est là que la catastrophe politique atteint son paroxysme dans l’espace public mondial.
Se positionner dans cette situation aujourd’hui, le 14 novembre, soit plus d’un mois après les attentats du Hamas, est d’une infinie complexité (il faut tenter de tenir ensemble beaucoup d’éléments en tension), mais l’on ne peut plus s’y soustraire compte tenu des prises de position dont nous venons de parler. Il nous faudra dire quelques vérités désagréables, ce qui nous exposera nécessairement à nous fâcher avec beaucoup de monde. Il faut croire que la clarté d’un positionnement est à ce prix.
Revenir au 7 octobre
Il faut le dire d’emblée et avec toute la force possible : quiconque n’a pas été soulevé d’horreur par les actes ignobles commis par la branche armée du Hamas le 7 octobre perd toute légitimité pour condamner, ne serait-ce qu’une seconde, les actuels bombardements sur la bande de Gaza et les mort·e·s civil·e·s qu’ils provoquent en masse. Inversement, ne pas s’indigner contre les crimes de guerre commis actuellement par l’armée israélienne contre la population civile à Gaza (et aussi en Cisjordanie, quoiqu’avec moins d’ampleur mais avec l’aide de colons fanatisés) affaiblit irrémédiablement la condamnation des attentats du 7 octobre. Les deux réalités ne sont pas identiques, mais les civil·e·s mort·e·s sont innocent·e·s de part et d’autre et avec la même intensité.
Aucune oppression, aucune humiliation ne peut justifier les meurtres aveugles commis le 7 octobre. D’autres mouvements de libération des peuples opprimés ont convenu que l’assassinat indiscriminé de civil·e·s minait profondément leur possibilité d’accéder à l’indépendance et à la liberté. On a d’ailleurs pu observer cette évolution dans la lutte palestinienne elle-même, lorsque l’OLP de Yasser Arafat a décidé de renoncer aux attentats en 1988. Ce qui s’est passé le 7 octobre n’a pas fait avancer d’un millimètre la cause palestinienne, mais l’a fait reculer comme rarement par le passé. Le Hamas se fiche éperdument de la liberté des Palestinien·ne·s et de leur immense aspiration à vivre en paix, il les a livrés avec cynisme aux représailles de l’armée israélienne, mais il l’avait montré avec constance auparavant dans la gestion qui a été la sienne dans la bande de Gaza depuis sa prise de pouvoir en 2007. Par ailleurs, considérer que sa branche armée ne faisait que « réagir » à l’oppression de la population gazaouite témoigne d’une analyse elle-même strictement coloniale, déniant aux colonisé·e·s toute capacité d’action et de réflexion indépendante.
Que des organisations de gauche puissent voir dans le Hamas quoi que ce soit qui ressemble à leurs propres aspirations dépasse donc l’entendement et en dit hélas davantage sur lesdites organisations que toutes les déclarations d’intention possibles. Non, toutes les méthodes de combat contre l’oppression ne sont pas souhaitables, non seulement parce que certaines d’entre elles ont l’effet exactement inverse de ce qu’elles prétendent viser, mais aussi, et surtout, parce qu’on ne peut séparer rigoureusement moyens et fins, les premiers affectant toujours d’une manière ou d’une autre les secondes. L’appel à la violence aveugle contre l’oppresseur légitime toujours l’instauration d’un régime inique et violent à l’égard de sa propre population. Ici encore, le Hamas en est un exemple presque caricatural (comme son pendant libanais le Hezbollah, d’ailleurs).
Ce qui rend ce conflit particulièrement révoltant, c’est le cynisme des gouvernements israéliens successifs qui s’étaient jusqu’ici fort bien accommodés de cet encombrant voisin qui leur permettait à bon compte de délégitimer l’Autorité palestinienne, gouvernements dirigés de manière presque continue depuis 2009 par un certain Benjamin Netanyahou, nous y reviendrons.
Dans le même temps, il faut aussi rappeler avec force que quelque meurtrier qu’un attentat puisse être, quelles que soient l’ignominie des actes commis, le nombre et l’identité des victimes, cela ne peut justifier de déclencher une guerre qui va pour l’essentiel tuer des civil·e·s. La gauche a condamné les interventions américaines en Afghanistan et en Irak après les attentats du 11 septembre sur cette base-là, et personne n’a demandé que l’armée française bombarde Molenbeek après les attentats du Bataclan. Les crimes de guerre actuellement commis par l’armée israélienne ne font qu’empirer la situation, vont probablement conduire à l’assassinat d’une partie des otages, et procureront le combustible idéologique pour une nouvelle génération de combattant·e·s du Hamas (ou de quelque autre organisation qui aura pris sa place si celui-ci disparaît définitivement). Considérer que tou·te·s les habitant·e·s de la bande de Gaza sont des complices des assassins du 7 octobre revient à justifier ces derniers et à considérer que leurs victimes étaient elles aussi quelque chose comme des soldat·e·s sans uniforme de l’armée israélienne, donc des cibles légitimes. Les bombardements indiscriminés doivent cesser, l’état de siège également, les hôpitaux doivent retrouver les moyens matériels de fonctionner, l’aide humanitaire doit pouvoir entrer dans la bande de Gaza et un accès libre et sécurisé aux médias du monde entier doit être garanti par les belligérant·e·s. L’armée israélienne ne détruira pas le Hamas en rasant la bande de Gaza, la solution – ramener les otages en vie et faire disparaître le Hamas comme force politique – ne peut ultimement être militaire.
Parmi les autres formes d’action possibles figure la justice, par exemple. Des mandats d’arrêt pourraient être lancés contre les dirigeant·e·s du Hamas, et la communauté internationale pourrait faire pression sur les États les abritant – en particulier le Qatar – pour qu’ils les livrent à la justice internationale (ce qui supposerait cependant qu’Israël ou les États-Unis reconnaissent ladite justice internationale, ce qui n’est pas le cas et pose donc un nouveau problème).
L’effondrement du projet sécuritaire de l’extrême droite israélienne
Les attentats du 7 octobre ont aussi marqué l’échec du projet sécuritaire de l’extrême droite israélienne qui avait cru que la répression constante et le contrôle supposément total de la population palestinienne allaient garantir la sécurité du territoire israélien. L’idée absurde que l’on pourrait vivre sereinement alors que cinq millions de personnes sont opprimées de l’autre côté de murs censés être infranchissables a volé en éclats ce jour-là. On ne peut à la fois se satisfaire des inégalités abyssales de part et d’autre de ces murs et souhaiter vivre en paix, les deux projets sont incompatibles et le resteront. Il y a également incompatibilité entre l’appareil sécuritaire nécessaire pour tenter de maintenir ces inégalités et une société démocratique. Le travail de sape des institutions démocratiques israéliennes mené par Netanyahou et les membres complètement cinglés du gouvernement qu’il a formé pour échapper à la prison en est une conséquence. Si elle n’est pas arrêtée, la montée en puissance politique de cette extrême droite signera l’arrêt de mort d’une société israélienne démocratique. La gauche israélienne, mais aussi des larges franges de la société civile, s’en sont parfaitement rendus compte, elles qui manifestaient presque constamment contre la tentative de suppression d’une justice indépendante menée par Netanyahou et son gouvernement. Ici aussi, les militant·e·s qui s’agitent aujourd’hui dans le monde entier « contre Israël » sans avoir prêté la moindre attention à ce qui se passait politiquement dans le pays depuis des années n’ont pas beaucoup de légitimité à le faire.
Aimé Césaire a écrit il y a longtemps qu’on ne colonise jamais impunément, car les stigmates de la colonisation se retournent contre le colonisateur, l’ensauvagent, en dégradent les qualités morales. L’affreux visage du gouvernement israélien porte la marque de cette faillite morale et politique. Son incompétence et son cynisme, qui se manifestaient chaque jour dans la conduite des affaires politiques israéliennes, ont soudain montré leurs conséquences tragiques, puisqu’on a vu le 7 octobre et les jours suivants qu’elles ont manifestement facilité le travail des assassins du Hamas, tout en rendant totalement inefficace la réaction du gouvernement et de l’armée dans les heures qui ont suivi l’attaque.
La solidarité internationale comme unique boussole
Depuis le 7 octobre, nous ne pouvons que suivre la ligne que nous adoptons en toutes circonstances : prêter attention à ce que les organisations de gauche et démocratiques, aussi faibles soient-elles, font et disent sur place. C’est vrai de la guerre en Ukraine et de la situation en Russie, c’est vrai du conflit toujours ouvert en Syrie, c’est vrai de Hong Kong comme de l’Iran, de l’Arménie comme du Bélarus. Or il se trouve que la gauche israélienne existe encore. Malgré son indéniable affaiblissement après 15 ans de pouvoir de Netanyahou, et à vrai dire depuis que le processus de paix initié par les accords d’Oslo s’est enrayé (le premier responsable en étant sans doute Ariel Sharon en 2000), elle reste combative. Elle manifestait depuis presque une année toutes les semaines, à Tel-Aviv et ailleurs dans le pays, elle harcelait les membres du gouvernement, comprenant bien que la poursuite du programme d’extrême droite des partis au pouvoir allait signer la disparition de la démocratie en Israël[1].
Quant à la gauche palestinienne, opposée à la fois à l’extrême droite théocratique représentée par le Hamas et à une Autorité palestinienne corrompue et sans légitimité auprès de la population palestinienne, elle a bien du mal à se faire entendre. Il faut cependant ajouter que les prises de position de la gauche hors de Palestine dont nous parlions au début la rendent aujourd’hui encore plus inaudible. Il est donc urgent de retisser des liens de solidarité internationale avec ses organisations.
C’est aussi l’enjeu de cette guerre : non pas seulement la survie d’Israël comme État au Proche Orient, mais l’existence d’une expérience démocratique dans la région. Aujourd’hui, les conditions de celle-ci sont au moins au nombre de deux : la défaite du Hamas et de l’extrême droite israélienne (la démission de Netanyahou n’en étant que l’élément à la fois le plus urgent et le plus visible). Ces deux forces ont noué un pacte tacite depuis des années, leur existence respective est conditionnée par celle de l’autre, et il faudra qu’elles disparaissent en même temps.
L’espoir fou de nouvelles négociations de paix
La catastrophe dans laquelle la région a été précipitée après le 7 octobre, et dont les développements possibles ouvrent véritablement vers l’abîme, ne doit pas éteindre toute flamme d’espoir. L’espoir aujourd’hui, c’est qu’il sorte du traumatisme des attentats du 7 octobre une volonté d’une partie de la classe politique israélienne, qui devra trouver des figures palestiniennes prêtes à s’engager dans cette voie, de relancer véritablement le processus de paix entre les deux peuples. Ces forces politiques ne pourront y parvenir que si elles sont appuyées par des fractions significatives de leurs sociétés civiles respectives. Cela supposera des concessions douloureuses et difficiles de part et d’autre, tout le monde le sait, on ne pourra pas repartir simplement de ce qui avait été convenu à Oslo et peut-être qu’une solution complètement différente émergera finalement, mais c’est la seule possibilité pour mettre fin à la course au pire dans laquelle les deux peuples sont lancés et construire une paix durable en Palestine et en Israël. On dira que nous rêvons mais la région réserve parfois des surprises : c’est précisément après la déroute de la guerre du Kippour que les accords de Camp David ont été signés entre Israël et l’Égypte, et c’est après le défi lancé par la première Intifada en 1988 que les accords d’Oslo entre l’OLP et Israël ont pu voir le jour. La seule certitude, c’est qu’un accord ne pourra être conclu, ni avec l’extrême droite israélienne actuellement au pouvoir, ni avec le Hamas, dont les dirigeant·e·s doivent être mis hors d’état de nuire.
[1] Pour les personnes qui lisent l’anglais, on rappellera que le principal journal de la gauche israélienne, Haaretz, est disponible en ligne, et qu’il est d’une extrême sévérité contre le gouvernement Netanyahou depuis les attentats du 7 octobre.
Crédit image: IRIS France