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Actualités baldwiniennes

Chaque mois ou presque apporte son lot de rééditions des œuvres de l’écrivain et militant noir américain James Baldwin (1924-1987). Dans le sillage du film de Raoul Peck I Am Not Your Negro, qui a connu un extraordinaire retentissement international, les éditeurs ont flairé un bon filon, ce dont nous n’allons pas nous plaindre puisque, dans l’ensemble, ces parutions sont bienvenues.

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Les éditions Gallimard ont par exemple décidé de retraduire le premier recueil d’essais de James Baldwin, publié en 1955 et traduit une première fois en 1973 sous un titre un peu fantaisiste (Chronique d’un pays natal). La nouvelle édition, parue en 2019, rétabli le titre correct, Chroniques d’un enfant du pays (en anglais : Notes of a Native Son, référence à un roman de Richard Wright, l’un des premiers inspirateurs de Baldwin, précisément intitulé Native Son). C’est dans ce recueil que l’on trouve « Un étranger au village », l’extraordinaire récit par Baldwin de son séjour à Loèche-les-Bains au début des années 1950[1]. Dans ces Chroniques, Baldwin parle de son enfance à Harlem, mais aussi des expériences étranges qu’il a vécues lors de ses années parisiennes où, pour la première fois de sa vie, il était d’abord perçu comme un Américain avant d’être un Noir. La nouvelle traduction inclut également la préface à la réédition américaine du recueil que Baldwin écrit en 1984, un texte inédit en français dans lequel il replace le livre dans son autobiographie et tente d’évaluer ce qui a changé et ce qui est resté tristement actuel dans ces textes écrits trente ans plus tôt.

Gallimard a également réédité dans sa collection « Folio » – mais dans la traduction d’origine cette fois-ci, datant des années 1960 – Un autre pays, qui sera le plus grand succès commercial de Baldwin. Ce long roman, publié en 1962, condense pour la première fois tous les thèmes de l’œuvre de Baldwin : interpénétration des rapports raciaux, homo- et hétérosexualité, littérature et difficulté de la création, relations des États-Unis avec l’Europe, le tout dans une composition narrative non linéaire tout à fait caractéristique de ses romans (et de sa pensée, faudrait-il ajouter). C’est incontestablement l’une de ses œuvres les plus abouties et il faut se réjouir qu’elle soit à nouveau disponible pour les lecteurs francophones.

L’éditeur d’art Taschen s’est également emparé de la figure de Baldwin pour éditer deux très beaux ouvrages. Le premier, publié en 2017, reprend une publication réalisée en collaboration entre James Baldwin et le célèbre photographe Richard Avedon (1923-2004), lesquels s’étaient rencontrés en fréquentant la même High School du Bronx dans les années 1940 (ils collaboraient tous les deux au journal de l’école). L’ouvage, publié pour la première fois en 1964 et réédité en grand format afin de donner toute leur ampleur aux tirages d’Avedon, comprend un essai de Baldwin, Nothing Personal (Sans allusion, dans une traduction française inédite), et une série de photographies sans lien apparent avec le texte. La confrontation des deux, qui n’est évidemment pas fortuite, produit une série d’effets ravageurs quant à l’image que les États-Unis se faisaient alors d’eux-mêmes. Immense photographe politique qui a commencé sa carrière comme photographe de mode, Avedon propose ici une véritable radiographie du pays qui entre en dialogue avec le texte incandescent de Baldwin, dénonciation sans compromis de la politique américaine à l’égard de ses minorités. C’est un témoignage de première grandeur sur cette période agitée de l’histoire des États-Unis lors de laquelle le pays, dans le même temps, bombardait le Vietnam et se préparait à poser le premier homme sur la lune, alors que des hommes noirs continuaient à être assassinés dans ses rues avec une terrifiante régularité et que les contestations de la jeunesse et des étudiant·e·s s’ajoutaient à celles des militant·e·s noir·e·s sans toujours les rejoindre, et secouaient une société qui ne s’y attendait pas. Cet abîme nous saute littéralement au visage au travers des photos d’Avedon et du texte de Baldwin.

Confirmant le rapport étroit des textes de Baldwin avec la photographie, le même éditeur s’est lancé dans une publication originale de son essai La prochaine fois, le feu (The Fire Next Time), en l’accompagnant d’une sélection de clichés du photographe Steve Schapiro (né en 1934), l’un des plus importants témoins des luttes pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 1960. Comme il le dit lui-même, c’est Baldwin qui l’initie au mouvement des droits civiques avec les textes qui, plus tard, seront publiés dans La prochaine fois, le feu. Schapiro va ensuite l’accompagner lors d’un voyage dans le Sud ségrégationniste des États-Unis et en ramènera quantité de clichés devenus célèbres et que l’on retrouve dans cette édition. Le texte de Baldwin est connu, c’est sans doute son essai le plus célèbre, et on le trouvera sans difficulté traduit en français (car l’édition Taschen ne le donne que dans sa version originale, en anglais)[2]. Le rapport entre texte et images est sans doute ici plus littéral que dans le volume avec Avedon dont nous venons de parler ; les tirages de Schapiro illustrent la réflexion de Baldwin, montrent la ségrégation, l’oppression, les inégalités entre Blanc·he·s et Noir·e·s. La prochaine fois, le feu est paru pour la première fois en 1963, un an avant l’assassinat de Malcolm X, cinq ans avant celui de Martin Luther King. Baldwin reviendra sur ces événements tragiques, mais comme pour en indiquer l’anticipation prémonitoire dans son texte, cette édition se referme sur quelques clichés pris juste après l’assassinat de King à Memphis. Et l’on se prend à penser que, même après ces assassinats, le feu ne s’est pourtant pas abattu sur les États-Unis, qui ont continué à contraindre un cinquième de leur population à vivre, non plus tout à fait comme des sous-humains, mais assurément comme des citoyen·ne·s de seconde zone.

Il faut dire quelques mots tout de même sur une ultime actualité liée à James Baldwin : à savoir l’adaptation de son avant-dernier roman, Si Beale Street pouvait parler (If Beale Street Could Talk), par le réalisateur oscarisé Barry Jenkins. Passée assez largement inaperçue, cette relecture du roman de Baldwin est étrangement décevante. Non que la réalisation soit ratée, ni que les acteurs et actrices soient mauvais, bien au contraire (le couple Tish-Fonny, incarnés par KiKi Layne et Stephan James, est très convaincant), mais Jenkins a volontairement expulsé tout contenu politique de son adaptation, ce qui le contraint à ajouter çà et là dans son film quelque chose comme des notes de bas de page politiques au travers d’images d’archives. Ce parti pris est incompréhensible puisque le roman de Baldwin lui donnait tout le contenu politique dont il pouvait avoir besoin, si seulement il avait décidé de s’en saisir. Si Beale Street pouvait parler vient allonger encore un peu la longue liste des films qui n’ajoutent rien au roman dont ils sont tirés. La lecture du texte d’origine est donc infiniment préférable, d’autant plus qu’il a lui aussi été réédité récemment chez Stock, avec une belle préface de Geneviève Brisac.

Cette forte activité éditoriale autour de James Baldwin est évidemment une excellente nouvelle, et prouve une fois de plus que cette voix unique du combat pour l’égalité – entre Blanc·he·s et Noir·e·s, entre hommes et femmes, entre hétéro- et homosexuels, entre jeunes et vieux, etc. – n’a rien perdu de sa force et de son actualité. On revient toujours à Baldwin en se rendant compte qu’il a encore quelque chose à nous dire.

Antoine Chollet

À lire:

  • James Baldwin, Chroniques d’un enfant du pays, Paris, Gallimard (trad. par Marie Darrieussecq), 2019.
  • James Baldwin, Un autre pays, Paris, Gallimard (trad. par Jean Autret), 1996.
  • Richard Avedon, James Baldwin, Sans allusion, Cologne, Taschen, 2017.
  • James Baldwin, Steve Schapiro, The Fire Next Time, Cologne, Taschen, 2019 (une première édition limitée signée par le photographe est parue en 2017).
  • James Baldwin, La prochaine fois, le feu, Paris, Gallimard (trad. par Michel Sciama), 2018.
  • James Baldwin, Si Beale Street pouvait parler, Paris, Stock (trad. par Magali Berger), 2017

À voir:

  • Si Beale Street pouvait parler (119’, réal. Barry Jenkins, 2018).

[1] Plus tard Baldwin en lira des extraits dans une émission tout à fait remarquable réalisée par Pierre Koralnik en 1962 et disponible dans les archives de la RTS (https://www.rts.ch/archives/tv/divers/documentaires/8565837-un-etranger-dans-le-village.html).

[2] Il a été réédité par Gallimard en 2018, avec une très belle préface inédite de Christiane Taubira.

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