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Suisse : Non à RFFA

Le dimanche 19 mai, le peuple a accepté à 66,38% la Réforme fiscale et Financement de l’AVS (RFFA). Loin d’être un blanc sein à une fiscalité particulièrement injuste qui défiscalise les plus riches pour laisser les 99% passer à la caisse, ce score du oui canon marque avant tout un attachement du peuple suisse à son AVS, qu’il a cru être mise en danger par la possibilité de refus du projet. L’exemple de Bâle-Ville est d’ailleurs frappant, ayant le même jour accepté une initiative augmentant l’imposition des très hauts revenus. Rappelons que sur la seule réforme fiscale, le peuple suisse s’était prononcé en sa défaveur il y a deux ans, et que le projet fiscal accepté dimanche est sensiblement le même.

Pages de gauche avait pris officiellement position contre la RFFA, mais cela ne l’empêche pas d’être une plateforme de débat à gauche, chose que nous avons faite lors de notre numéro de janvier où nous avons laissé s’exprimer opposant comme supporter du projet fiscal, et plus récemment avec la parution, sur le site internet, de l’article de la co-secrétaire du PSS Rebekka Wyler sur les raisons pour soutenir cette réforme.

Le présent article s’inscrit logiquement dans cette série et s’enracine dans une opposition ferme à ce projet. Mais maintenant que la campagne de votation a touché à sa fin, il n’est pas impertinent de prendre le temps d’analyser un peu plus en profondeur quelques dynamiques observées ces dernières semaines.

De la tradition politique helvétique

Un visuel simple : deux croix blanches sur un fond rouge. Voilà la ligne qu’a choisie le camp le plus audible du oui à RFFA pour faire campagne, un double drapeau suisse. Voulant faire ressortir un double + (pour les deux volets de la réforme), cette campagne devenant étrangement nationaliste souhaite surtout faire passer le message suivant : « Vous voyez, ce projet c’est l’ingénierie politique suisse pure. On finit par être toutes et tous d’accord entre nous, et c’est comme ça que tout va pour le mieux ici». Ce cadrage particulier demeure déterminant. Ne comptons plus le nombre de fois qu’on a entendu dans la même phrase RFFA et consensus ou compromis helvétique.

Écartons d’abord l’idée absurde que cette réforme serait un consensus ; l’existence d’un référendum à son encontre prouve le contraire, n’en déplaise à certain·e·s féru·e·s de paix sociale et autres.

Pour ce qui est du compromis, beaucoup affirment qu’à gauche comme à droite, c’est du gagnant-gagnant . Que la droite est allée un peu dans le sens de la gauche pour le paquet AVS, et que la gauche est allée un peu dans le sens de la droite pour le paquet fiscal. Là encore, on oublie qui gouverne dans ce pays : le bloc bourgeois, qui possède une majorité claire au parlement : le bloc bourgeois, et qui est dans l’opposition depuis des décennies : la gauche.

En février 2017, lorsque la RIEIII avait été refusée avec une majorité large de 60%, c’était bel et bien historique. Cette victoire de la gauche sur un sujet primordial de la politique suisse, l’imposition des grandes entreprises, était d’autant plus emblématique qu’il est très rare pour notre camp politique de gagner seul. Le bloc bourgeois était mis sous une pression intense, et triple : pression du peuple qui ne voulait pas de leur politique néolibérale, pression de l’OCDE qui voulait que la Suisse mette fin aux statuts spéciaux, et pression du patronat helvétique qui ne voulait pas voir ses entreprises finir sur une liste noire de l’OCDE, car mauvais pour les exportations.

Depuis ce 12 février 2017, faire passer une RIEIIII était devenue une urgence totale pour ce bloc. Il fallait surtout s’assurer que ce projet trouve une majorité populaire, mais il n’était pas question de changer l’esprit même du projet, profondément néolibéral qui, en supprimant les statuts spéciaux permettrait aux grandes entreprises de payer des impôts excessivement bas et de pouvoir en déduire une grande partie. La seule solution pour ne pas prendre trop de risque devant le peuple était donc de manœuvrer pour qu’à la fin, les adversaires de la RIEIII deviennent des défenseur·e·s de cette RIEIIII. Il restait à trouver comment. On a d’abord pensé à une hausse des allocations familiales, mais cela a vite été abandonné aux profits d’un financement supplémentaire de l’AVS. Avec en addition quelques corrections marginales du projet fiscal précédent, le bloc bourgeois avait visé juste : une partie de la gauche se mettait à soutenir le projet en question. RFFA, c’est avant tout une réforme bourgeoise que la droite savait inacceptable par le peuple, qui a été quelque peu adaptée afin qu’elle ne soit pas mort-née.

Cette mise en relation entre 2 milliards de pertes fiscaleset2 milliards de plus dans l’AVS est absurde. À croire que pour augmenter les dépenses publiques, il suffirait de réduire les recettes. Cela est devenue pour certain·e·s la quintessence d’une victoire politique majeure à gauche. Dire que la gauche a pleinement utilisé son pouvoir de négociation et que la droite a été prise en tenaille est faux. Alors même que des milliards manqueront aux collectivités publiques à cause, la victoire de la gauche aurait été de s’assurer du financement de l’AVS qui pourtant est une obligation constitutionnelle.

Cette idée du compromis nous détruit, car en plus de déresponsabiliser la droite bourgeoise de la politique antisociale qu’elle mène, elle nous pervertit, à gauche. La compréhension que nous devrions avoir de ce qu’est vraiment un compromis se désintègre progressivement. Pour la gauche, un compromis ce n’est pas se substituer à la droite pour faire une réforme en moins pire. Un compromis c’est accepter que tout le pouvoir n’est au moment pas nôtre dans la société, qu’il faut le mettre sous pression et que toute avancée sociale qui nous renforce à terme dans nos combats, est à saisir. RFFA ne nous renforce pas à terme dans ce combat : il rend possible une politique austéritaire encore plus violente, et renforce le pouvoir du capital aux dépends de la collectivité, alors même que le patronat helvétique était mis sous une pression rare et qu’il aurait pu être prêt à se soumettre à un système fiscal plus juste. Il a été malhonnête d’affirmer qu’en disant non à RFFA, c’est refuser la fin des statuts spéciaux, car tout le monde était d’accord sur ce point : il était temps d’en finir avec cette hérésie.

Un combat avant tout cantonal ?

« Accepter ce projet national, mais combattre les réformes au niveau des cantons ». Voilà un autre argument de la gauche pro-RFFA régulièrement entendu ces dernières semaines. Car effectivement, cette RFFA nationale ne donne qu’un cadre aux différentes réformes fiscales cantonales requises au vu de la fin des statuts spéciaux. Ce cadre reste bien entendu très large. Il laisse la possibilité d’utiliser ces fameuses astuces fiscales et d’ainsi exonérer jusqu’à 70% des montants imposables. Et il laisse surtout, comme toujours, le choix du taux au bon vouloir des cantons.

Bien évidemment, ce cadre fixé ne serait en rien une limite à l’élaboration d’une éventuelle réforme cantonale intégralement progressiste, mais nous sommes malheureusement très loin de cela. Cette réforme fédérale encourage les cantons à réviser leur taux d’imposition des grandes entreprises. Vu que quelques multinationales deviennent tout d’un coup aussi taxées que le reste des entreprises, les bourgeois sont épouvantés : vont-ils perdent Glencore & co ? Face à ces préoccupations, la solution est toute trouvée : mettre un taux particulièrement bas pour que le patronat soit satisfait.

Les projections actuelles nous disent qu’après la mise en œuvre de toutes les réformes cantonales, le taux moyen en Suisse d’imposition des entreprises gravitera entre 12 et 15 pourcents. Rappelons que les pays occidentaux ont plutôt tendance à avoir un taux entre 10 et 15 point supérieur à cela. Alors qu’avant déjà, avec des taux avoisinants les 20%, des cures d’austérité sévères nous étaient infligées, on n’ose pas imaginer la situation dans quelques années.

C’est en cela que vouloir substituer un combat national à 26 combats cantonaux a été très cocasse. La fixation des taux provoquent souvent un effet domino : un canton décide d’un chiffre, les cantons voisins se sentent obligés de s’en rapprocher le plus, voire d’aller en dessous. C’est le cas pour Genève qui a eu cette impression désagréable d’avoir les mains liées face aux 13.79 % vaudois. Du côté suisse allemand, c’est Bâle-Ville qui a lancé le bal, avec un taux cette fois à 12.6%.

Entre effectuer 26 combats locaux, et devoir 26 fois tout faire pour avoir un taux quelque peu décent, et être ferme au niveau fédéral pour avoir un taux minimum (avec un non à RFFA, ce taux minimum fédéral aurait pu être un prérequis pour la suite), la deuxième option semble plus rationnelle.

Cet argument restait d’ailleurs d’autant plus en travers de la gorge qu’à Bâle-Ville comme dans le canton Vaud, le PS avait soutenu ces baisses massives d’imposition.

Cependant, l’annonce faite, par le PS ce dimanche de votations, de lancer rapidement une initiative fédérale qui fixerait un taux d’imposition national minimum est salutaire et doit bien évidemment être encouragée.

Il est également intéressant de noter que dans le cadre du projet de l’OCDE et du G20 appelé BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) plusieurs gouvernements envisageraient de déterminer un taux minimal de taxation. Il va sans dire que ce taux minimum, si cette direction est vraiment prise, devrait être au-dessus de la plupart des taux qui seront pratiqués dans les Cantons Suisse. De la part du G20 et de l’OCDE, cela peut venir rapidement, tout comme cela peut prendre de nombreuses années avant de se formaliser. Mais pour la gauche suisse il est clair que ces nouvelles pressions seront favorables à nos luttes et que nous pourrons sans autre en profiter.

Oui à RFFA sinon le chaos (des retraites)

Assez parlé de fiscalité, parlons maintenant de retraite. Ces deux milliards en plus pour l’AVS sont désormais là. C’est évident que tout financement supplémentaire de l’AVS est bénéfique, d’autant plus que ce financement se fait à travers une augmentation des cotisations (la dernière date de 1973). Le caractère redistributif de l’AVS est indiscutable. Mais de là à dire que ces deux milliards représentent une victoire historique de la gauche, c’est aller bien vite en besogne, sachant que les rentes ne sont en rien augmentées.

Évidemment que le PS a préféré faire campagne sur cet aspect. Mais progressivement, tout cela est devenu presque irresponsable et dangereux pour l’AVS, qui a bel et bien été prise en otage lors de ces votations. On en est arrivé au point de dire que si la RFFA venait à être refusée, c’est l’AVS qui serait en danger grave. Ce point a été répété des dizaines de fois : que l’AVS avait besoin d’argent, que l’AVS était mal en point. Cela alors même que dans notre système des retraites, ce fonctionnement par répartition est de loin le meilleur, que certes les changements démographiques à venir nécessitent un ajustement, mais que face au dysfonctionnement total du système par capitalisation, que ce soit dans le deuxième pilier ou juste dans le fonds de compensation de l’AVS, et que face au scandale du troisième pilier qui permet de défiscaliser massivement, la priorité politique ne devrait en rien être focalisée sur les quelques défis de l’AVS qui dans l’ensemble se porte bien.

Ce n’est probablement pas une preuve de grande sagesse politique que de mettre les difficultés financières de l’AVS en avant pendant plusieurs semaines alors que le projet de réforme AVS2021 pointe tranquillement le bout de son nez, que des velléités ultralibérales se font clairement sentir, voulant infliger des saignées aux retraites, avec l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes en primeur. Depuis des années, voire depuis toujours, le bloc bourgeois est dans les starting-blocks pour diminuer les effets sociaux et bénéfiques du système par répartition. Les quelques sondages effectués dernièrement sur cet enjeu montrent que pour l’instant, la stabilité de l’AVS n’est pas considérée ainsi, et que beaucoup estiment, bien entendu à tort, que des réformes structurelles sont nécessaires. Espérons que cette campagne n’a pas légitimé le faux besoin urgent de réformer l’AVS.

Cette votation nous a rappelé une chose. Qu’à gauche, il est pour l’instant impossible de gagner sans avoir le PS avec nous. Il jouit d’une centralité politique certaine. Bien entendue, le PS a une fâcheuse tendance à vouloir se substituer à la droite pour faire passer des projets un peu moins pires que ce que la droite pourrait faire passer. C’est quelque chose d’alarmant qu’il faut à tout prix stopper. Mais ce n’est en rien une raison suffisante pour ne pas faire bloc commun à l’avenir. Car au-delà de la question des retraites, au centre des attentions médiatiques de la semaine suivant la votation, c’est bien le danger des coupes budgétaires cantonales qui nous guette. Rien de nouveau, mais la violence y sera cette fois multipliée, en raison des probables assèchements progressifs des caisses publiques cantonales. Soyons uni·e·s dans ce combat, et optons pour la solution de moyen-terme consistant à augmenter l’impôt des personnes physiques fortunées, comme l’initiative 99% le propose (voir le dernier numéro de Pages de gauche).

Bertil Munk, Pages de gauche

webmaster@pagesdegauche.ch

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