You no sabi tok Pidgin

Hervé Roquet •

Au Nigéria, un phénomène linguistique particulièrement intéressant est en train de se renforcer. Il s’agit de l’usage du créole local appelé communément «Pidgin» ou «Broken (English)». Sa longue histoire et sa vitalité actuelle méritent d’être illustrées, car il donne un exemple d’appropriation, de développement et de résistance linguistique désormais populaire. Le pidgin était pourtant, à l’origine, un idiome facilitant le travail criminel des marchands d’esclaves, puis des colons.


Du 16e jusqu’au début du 19e siècles, après avoir passé la Côte d’Ivoire, puis la Côte d’Or (actuel Ghana), les bateaux négriers européens s’arrêtaient dans les différents ports de ce qui s’appelait alors la «Côte des Esclaves» pour acheter (ou troquer) des êtres humains. Située entre le Togo et le Nigéria actuels, cette région du golfe de Guinée fut une des plus violemment pillée avant même que ne débute la colonisation. Pour faciliter la communication des négrières·iers avec les esclaves et ceux et celles qui les vendaient aux Européen·ne·s, un pidgin a rapidement émergé. Ce terme définit une langue simplifiée et parlée entre individus de langue native différente pour faciliter leur communication. Sur la Côté des Esclaves, le pidgin qui a émergé a été influencé par l’anglais (dont le lexique prédomine) et le portugais ainsi que les différentes langues majoritaires de l’actuel Nigéria, l’igbo, le yoruba et le haussa notamment. Avec le temps, ce mélange simplifié de langues est devenu la première langue de 3 à 5 millions d’habitant·e·s du Nigéria actuel, ce qui fait d’ailleurs du pidgin du Nigéria un créole. Le nombre de personnes le parlant présentement comme deuxième langue est estimé quant à lui à 75 millions de personnes.

Lingua « franca » populo de facto

Face à l’anglais britannique (ou américain) dont la maîtrise reste encore un fort indicateur social du niveau de scolarisation, le pidgin gagne en popularité dans les classes défavorisées qui l’utilisent de facto comme lingua franca en particulier dans les villes. Même les élites du pays qui, traditionnellement, regardaient plutôt de haut ce parler populaire, qualifié de «Broken English» (anglais cassé), commencent à le parler plus volontiers depuis qu’il a été valorisé culturellement par la musique et la littérature en particulier. Dans un pays comptant environ 525 langues vivantes et un peu plus de 219 millions d’habitant·e·s, l’importance d’une lingua franca commune est essentielle. L’ancienne langue coloniale restant trop élitaire, officielle et inaccessible pour jouer ce rôle, le pidgin semble offrir une langue commune suffisamment simple et beaucoup plus neutre culturellement et politiquement que les trois langues nationales que sont le haussa, l’igbo, et le yoruba.

Long travail de valorisation

Si le pidgin devient de plus en plus accepté des élites actuellement, c’est notamment en raison d’un long travail de valorisation de formes africanisées d’anglais qui se poursuit depuis plusieurs décennies. Ces formes gagnent en visibilité pour un public occidental restreint dans les années 1950, avec la publication d’œuvres littéraires cassant volontairement les codes et les règles de la littérature anglaise, à commencer par The Palm Wine Drinkard d’Amos Tutuoala ou, dans un style plus respectueux des normes linguistiques anglaises, l’œuvre de Chinua Achebe qui intégrera directement le pidgin ou des proverbes igbo dans ses livres. La musique joue aussi un rôle majeur pour populariser le pidgin. Et dès les années 1960, les chanteuses·eurs de highlife nigérian l’utilisent. Plus tard, Fela Kuti, l’opposant au régime et génial inventeur de l’afrobeat, utilisera majoritairement le pidgin pour la plupart de ses chansons. À l’heure actuelle, l’afrobeat nigérian, le cinéma et la télévision de Nollywood, un grand nombre de radios locales (et même la BBC depuis 2017) contribuent à la diffusion de contenus entièrement en pidgin, renforçant ainsi son statut et sa fonction de lingua franca populaire.

Rien ne semble s’être développé à une échelle comparable avec les créoles issus du français en Afrique de l’Ouest. Et l’on pourrait se demander si un certain rapport figé et conservateur avec la langue française ne serait pas, par un immense hasard, en partie responsable de cette absence.

Hervé Roquet

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 185 (automne 2022).

Crédit image: Eugene Golovesov sur Unsplash.

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