Entretien avec Sandrine Burger •
Avec la prochaine parution de son numéro 188 consacré au handicap, Pages de gauche publie en libre accès un entretien sur la langue des signes qu’il avait réalisé avec la responsable média de la Fédération suisse des sourds à l’automne 2022 dans le cadre d’un dossier s’intéressant à la langue en tant qu’outils tant d’oppression, que d’émancipation.
En Suisse, il y a plus de dix mille personnes sourdes et près d’un million de personnes malentendantes. À la Fédération suisse des sourds (SGB-FSS), on s’engage activement pour faire reconnaître la langue des signes, la culture et l’histoire sourde dans une nouvelle loi fédérale. Le 1er juin 2022, le Conseil national a d’ailleurs accepté à une grande majorité une motion allant dans ce sens. Entretien avec Sandrine Burger, responsable média de la SGB-FSS.
Quels sont les rôlesde la SGB-FSS au niveaunational?
En tant que faîtière des associations suisses de sourd·e·s, on s’occupe essentiellement de faire du lobbying politique et de l’empowerment. L’idée c’est de pouvoir permettre aux sourd·e·s de prendre confiance en elles et eux-mêmes et aussi de les former à se représenter et se défendre au niveau politique. Un des points essentiels de notre stratégie aujourd’hui c’est de développer l’accès à la démocratie pour les sourd·e·s. Nous souhaiterions que des personnes sourdes puissent plus largement être élues aux niveaux communal, cantonal et même fédéral parce que, pour l’instant, la communauté sourde est encore peu représentée et ne peut donc pas défendre ses intérêts par elle-même.
Comment fonctionne la langue des signes?
J’apprécie que vous parliez de «langue des signes», parce que beaucoup de gens parlent de «langage des signes» en pensant que c’est juste une traduction du français, ou une sorte de code. Mais non la langue des signes, c’est une langue en soi, qui a sa propre structure et son vocabulaire. Elle peut tout exprimer, elle évolue aussi comme toute langue et il y a de nouveaux mots qui apparaissent régulièrement en fonction des utilisations. Par exemple, «Covid-19», il y a deux ans au début de la pandémie il fallait l’épeler lettre par lettre en utilisant l’alphabet manuel, puis progressivement un signe lui a été attribué.
Une erreur que les gens font souvent, c’est de voir la langue des signes comme universelle. Or elle ne l’est pas. Chaque pays, chaque région même a souvent sa propre langue des signes. Il existe une langue des signes dite «internationale», mais elle fonctionne sur un principe similaire à l’esperanto, un mixte d’autres langues locales. En Suisse, il y a donc non pas une, mais bien trois langues des signes nationales: l’allemande, l’italienne et la française. La langue des signes, c’est aussi une culture visuelle Pour le Covid-19, il y a donc eu d’abord différents signes selon les régions, et puis, au bout d’un moment, les gens se son mis d’accord dans leurs usages pour utiliser un signe plutôt qu’un autre. En l’occurrence, le signe du Covid-19 représente la forme spécifique du virus, avec sa couronne.
Est-ce qu’il existe des variétés locales, ou des «accents»?
La langue des signes française de France et celle de Suisse romande sont relativement proches, comme celles d’Italie et du Tessin. Il s’agit souvent de petites différences au niveau du vocabulaire, mais on arrive bien à se comprendre, malgré quelques signes qui ne sont pas exactement les mêmes entre Genève et Neuchâtel par exemple. Certain·e·s signent très vite, d’autres moins vite aussi. Cependant, pour l’allemand, les différences sont plus importantes. C’est pour cela qu’on parle plutôt des trois langues allemandes, entre l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse allemande. Elles se ressemblent, mais il faut dire aussi qu’elles ont évolué séparément. Pendant une centaine d’années, la langue des signes a été interdite à la suite du Congrès de Milan de 1880 qui a déclaré que son utilisation empêchait les sourd·e·s de parler. Jusque dans les années septante, même huitante pour les écoles, la langue des signes était complètement prohibée; on attachait même les mains des enfants dans leur dos pour qu’elles et ils ne signent pas. Mais la plupart des sourd·e·s étaient regroupé·e·s dans des internats, donc en cachette elles et ils signaient entre elles et eux, parce que c’était leur langue «naturelle». C’est pour cela que la langue des signes a bien évolué sur cette centaine d’années et qu’il existe des dialectes. En Suisse allemande, on compte aujourd’hui d’ailleurs cinq dialectes, ce qui correspond aux cinq internats de l’époque.
Aujourd’hui, comment enseigne-t-on la langue des signes?
En Suisse en tout cas, ce sont des enseignant·e·s sourd·e·s qui donnent les cours. Tout le monde peut l’apprendre d’ailleurs, on propose aussi aux parents entendant·e·s d’enfants sourd·e·s de faire prendre des cours à toute la famille afin que tout le monde puisse bien communiquer de façon bilingue. L’idée, c’est de confronter les entendant·e·s à une langue différente. Ce qui est très important, c’est l’usage des mains évidemment, pour faire les signes, mais tout le visage est également mobilisé. On appelle ça les mimiques, qui ont une grande importance aussi, comme la position du corps. Selon comment vous êtes positionné·e·s, les temps verbaux changent. Le corps en arrière, c’est le passé, et en avant cela montre le futur. Pour les entendant·e·s, c’est parfois très difficile parce qu’on n’est vraiment pas habitué·e·s à utiliser tout son visage et son corps, ou à faire des mimiques pour parler.
À l’inverse, la lecture labiale peut poser des difficultés aux personnes sourdes. La plupart des enfants sourd·e·s n’ont d’ailleurs pas du tout accès à des enseignements bilingues à l’école, un sujet sur lequel nous nous battons énormément actuellement. De plus en plus de personnes ont un implant cochléaire, surtout encouragé par les médecins pour l’accès à la langue labiale et l’oralité. Malheureusement, l’absence de bilinguisme exige des sourd·e·s de se débrouiller seul·e·s avec la lecture labiale, qui crée pas mal de quiproquos puisqu’on dit que l’on comprend un message à 60% uniquement, et, pour le reste c’est le cerveau qui doit compléter l’information.
Quels sont les enjeux autour du bilinguisme?
Tant que les langues des signes ne seront pas reconnues officiellement en Suisse, ce sera difficile d’avoir un vrai bilinguisme. C’est pour cela que nous oeuvrons pour une loi fédérale sur les langues des signes à Berne. Nous avons créé un groupe parlementaire interpartis sur la thématique pour mieux sensibiliser les parlementaires. Le Conseil fédéral prétend que de nombreuses mesures sont déjà prises en faveur des personnes sourdes et ne souhaite pas aller plus loin dans le projet de loi parce que cela engendrerait trop de coûts soi-disant. Mais ce n’est qu’en promouvant les langues des signes au niveau national qu’on pourra avoir des mesures concrètes pour l’égalitédes personnes handicapées, notamment l’accès au travail, à la formation, à la santé ou au monde politique. Encore aujourd’hui, il n’est pas toujours facile pour une personne sourde de s’insérer professionnellement, elle a souvent besoin d’un·e interprète, ce qui est coûteux et souvent difficile à trouver. Même aller chez la·e médecin reste compliqué; de loin pas tous les services possèdent des équipes d’interprètes, alors imaginez si vous devez aller aux urgences pour un problème grave et que des informations vitales ou des instructions médicales ne peuvent être transmises. La surdité, c’est un handicap qui ne se voit pas, et il y a donc encore beaucoup de préjugés aussi à déconstruire et de prévention à faire pour les discriminations à l’emploi ou dans la santé. C’est toute l’accessibilité au savoir, à la connaissance, qui est importante aussi pour une meilleure inclusion.
Propos recueillis par Léonore Vuissoz
Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 185 (automne 2022).
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