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Venezuela: vers la fin de l’imposture

Dans les discussions qui courent sur la signification du régime chaviste, et sur son avenir à la suite du décès de son créateur, le «Comandante» Hugo Chávez, il est peu question du mouvement ouvrier vénézuélien. Pourtant, ce mouvement a une longue tradition et a joué un rôle de premier plan dans l’histoire du pays

Les premiers syndicats, parmi les travailleurs du pétrole et des transports, se constituent dans l’illégalité dans les années 1930, sous l’impulsion du parti Action démocratique (AD), parti socialiste dirigé par Rómulo Betancourt, ancien communiste en rupture du Komintern et du Parti communiste (PCV).

Le pays vient de sortir de la longue et violente dictature de Juan Vicente Gomez,  mort en 1936. Son Ministre de la Guerre, López Contreras, lui succède et remet le pouvoir à son tour, en 1940, à son Ministre de la Guerre, Isaias Medina Angarita. Sans être un gouvernement démocratique, le gouvernement Medina s’ouvre à la société civile et introduit certaines réformes démocratiques.

La guerre apporte au Venezuela, qui est dans le camp allié, une prospérité sans précédent. Le gouvernement Medina impose aux compagnies pétrolières étrangères une taxe de 40% sur leurs bénéfices qui servira à financer des logements sociaux, des écoles, des hôpitaux, un système de protection sociale avec soins de santé gratuits, et des assurances chômage, maternité et vieillesse. Les syndicats sont légalisés et le droit de grève est reconnu. Un nouveau code du travail règle la négociation collective et les heures de travail, établit des salaires minimum, la protection de la santé et sécurité, des tribunaux du travail, des indemnités élevées en cas de licenciement, etc.

Mais  l’AD veut aller plus loin. Son programme veut démocratiser entièrement la vie politique, introduire une réforme agraire, assurer l’indépendance économique du pays, approfondir les réformes sociales et donner plus de pouvoir aux syndicats, ce qui constituerait les premiers pas vers une société socialiste « à la vénézuélienne ». L’AD s’allie avec des jeunes officiers de l’armée également opposés au gouvernement Medina qui ne leur accorde pas la place qui, pensent-ils, devrait leur revenir – grave erreur que l’AD paiera cher – et en octobre 1945 le gouvernement Medina est renversé par l’action conjointe d’une partie de l’armée et des milices de l’AD.

La junte révolutionnaire présidée par Rómulo Betancourt décrète une taxe de 50% sur les bénéfices des compagnies pétrolières, introduit le partage des bénéfices et l’établissement de conseils ouvriers au niveau des entreprises, garantit les droits de tous les partis politiques, réduit le pouvoir de l’église et les privilèges des écoles religieuses, lance des campagnes de santé publique et d’alphabétisation, élabore un projet de réforme agraire. La junte s’appuie sur un mouvement de masse suscité par l’AD, qui reste actif et maintient la pression. Cependant, les milices de l’AD sont dissoutes, laissant ainsi à l’armée le monopole du pouvoir militaire. La direction de l’AD croit, à tort, qu’il suffisait d’éloigner quelques généraux réactionnaires pour que l’armée cesse d’être une menace pour la démocratie.

Le suffrage direct et universel est introduit (pour la première fois dans l’histoire du pays) et une Assemblée Constituante est élue, composée de l’AD, qui y détient la majorité absolue, du PCV, de l’Union Républicaine Démocratique (URD), d’un parti bourgeois nationaliste, et du COPEI, chrétien-démocrate. La nouvelle constitution, une des plus progressistes d’Amérique latine, reflète les conceptions de l’AD, du PCV et, dans une moindre mesure, de l’URD.

Le mouvement syndical se développe rapidement. Une nouvelle centrale syndicale est créée: la Confédération des Travailleurs du Venezuela (CTV), dominée par l’AD. Les syndicats contrôlés par le PCV créent une autre centrale, la CUTV. Les travailleuses·eurs manifestent leur pouvoir nouvellement acquis par une vague de grèves dans tout le pays. Les compagnies étrangères menacent de se retirer, la droite crie à la ruine.

En décembre 1947, un gouvernement constitutionnel est élu pour succéder à la junte. L’écrivain Rómulo Gallegos, leader de la gauche de l’AD, est élu président de la république avec une majorité absolue, et forme un gouvernement AD monocolore. Les tensions sociales montent: dans les premiers mois de 1948, les grèves prennent de l’ampleur, la base ouvrière de l’AD revendique la nationalisation des industries de base, dont le pétrole, et la mise en œuvre de la réforme agraire. La droite lance des conspirations, s’appuyant sur l’armée et sur le COPEI. Des tentatives de coup d’État sont désarmées, mais leurs responsables sont vite libérés.

Les mêmes jeunes officiers qui avaient appuyé l’AD en 1945 décident en 1948 que la récréation a assez duré et que les masses risquent de devenir incontrôlables. Betancourt réagit, l’AD distribue des armes aux travailleuses·eurs, aux étudiant·e·s, aux réfugié·e·s espagnol·e·s républicain·e·s, mais trop tard. L’armée a plusieurs longueurs d’avance et, en novembre 1948, renverse le gouvernement sans difficulté.

La junte militaire déclare immédiatement l’AD illégale et arrête toute la direction de la CTV. Le PCV, toléré pendant deux ans, est finalement déclaré illégal en 1950. Des camps de concentration sont ouverts, des militant·e·s de l’AD et, plus tard, du PCV y périssent. La législation sociale des gouvernements précédents est maintenue, mais les militaires prennent le contrôle des syndicats et le droit de grève est supprimé en pratique.

La junte militaire est un triumvirat de trois colonels. Parmi les trois, le Colonel Marcos Pérez Jiménez prend le contrôle absolu en 1952 et se déclare président. Sa dictature dure six ans, et elle est exceptionnellement corrompue et violente.

En janvier 1958, l’AD, qui a maintenu dans l’illégalité ses structures intactes ainsi que son réseau de responsables syndicaux, déclare une grève générale insurrectionelle, qui est un succès total. C’est la deuxième dans l’histoire du mouvement ouvrier qui réussit à renverser un gouvernement national autoritaire (la première fut celle de la centrale syndicale allemande ADGB contre le putsch de Kapp-Lüttwitz en 1920).

Le renversement de la dictature de Pérez Jiménez introduit une période de quarante ans de régime démocratique, avec une alternance de gouvernements AD et COPEI. C’est une période globalement progressiste, marquée par la consolidation d’une démocratie pluraliste, une modernisation scientifique et technique, le développement et la diversification économique, l’affirmation de l’identité et de l’autonomie nationale, et l’élévation des niveaux de santé, d’éducation, de culture et de bien-être social de toutes les catégories de la population. La réforme agraire est réalisée en 1960 par un gouvernement Betancour et l’industrie pétrolière est nationalisée en 1976 par un gouvernement Carlos Andrés Pérez, tous les deux sous l’égide de l’AD. En 1998, l’analphabétisme était réduit à 8% de la population, pour ne prendre qu’un exemple.

Cependant, les progrès sociaux et l’exercice transparent de la démocratie se concentrent dans les premières vingt années de la période démocratique (1958-1978), alors que la deuxième moitié (1978-1998) est caractérisée par des difficultés économiques, la rechute dans un capitalisme rentier dépendant du pétrole, une productivité en déclin, la montée des inégalités sociales et de la corruption, et la répression contre les mouvements de protestation, aboutissant au discrédit de la « classe politique » démocratique.

Dans l’armée s’affirment des courants antidémocratiques et antilibéraux, partisans d’un régime autoritaire et nationaliste. Hugo Chávez Frias, jeune officier, est actif dans cette mouvance. Son idéologie se constitue à partir de deux sources: d’une part, le fascisme militaire argentin, en particulier celui des « carapintadas », corps d’élite d’extrême droite, et de leur idéologue Norberto Ceresole, inventeur de la formule autoritaire « Lider-Ejercito-Pueblo » (le chef, l’armée, le peuple), admirateur de Hitler, négationniste de l’Holocauste et allié de l’intégrisme islamiste. D’autre part, Chávez s’allie avec les mouvements communistes dissidents du PCV qui organisent la lutte armée contre les gouvernements démocratiques dans les années 1960 et 1970, soutenus par des contingents cubains entre 1966 et 1969.

Après une tentative de coup d’État en 1992 contre le gouvernement de Carlos Andrés Pérez (AD) qui échoue, Chávez renonce à la prise du pouvoir par la force. Après avoir été informé par le commandement de l’armée qu’il ne peut garantir le succès d’un nouveau soulèvement militaire, il décide de se présenter aux élections. Son mouvement, le MBR 200, décide en avril 1997 d’un «tournant tactique»: «si nous ne pouvons prendre le pouvoir par la révolution armée, nous le prendrons par la voie électorale pour faire la révolution ensuite». En 1998, Chávez gagne les élections présidentielles. Il est réélu en 2000, déjoue un coup d’État en 2002, est réélu en 2006 et en 2012. Il meurt le 5 mars de cette année.

Pendant quatorze ans, Chávez a été le maître absolu du Venezuela.

Quel est son bilan? En premier lieu, il faut en convenir, il a bénéficié du soutien d’une masse populaire de pauvres, déçue des gouvernements démocratiques des années 1980 et 1990, à laquelle il a promis une vie meilleure. Il a tenu ses promesses. En redistribuant une partie de l’argent du pétrole, notamment par les «missions sociales», il a amélioré de façon significative les conditions de vie de millions de citoyen·ne·s.

Mais il s’est bien gardé de leur donner du pouvoir. Le « Parti Socialiste Unifié du Venezuela » (PSUV), créé en 2006, est une structure autoritaire dont la fonction principale est de soumettre la gauche au contrôle de l’État, lui-même contrôlé par l’appareil chaviste. Sur ce point, c’est un échec car la gauche, toutes tendances confondues, reste majoritairement dans l’opposition.

La mise au pas du mouvement ouvrier a également échoué. La CTV, réprimée et marginalisée, reste debout. La création d’une nouvelle centrale, l’UNT, qui devait encadrer la classe ouvrière et la rendre obéissante au régime, a eu un effet contraire. Devant l’incompétence et l’arrogance des directions chavistes des entreprises nationalisées, les travailleurs de l’UNT ont créé des «accords de solidarité» avec les syndicats de la CTV et des syndicats non affiliés, reconstituant ainsi un mouvement syndical indépendant.

Le chavisme restera une paranthèse dans l’histoire du Venezuela, que l’on peut décrire comme un bonapartisme sans passé et sans avenir.

Par certains côtés, le régime instauré par Chávez rappelle celui instauré en Argentine par un autre militaire, le Colonel Juan Perón, à partir de 1946. À la différence de Chávez, Perón ouvrit la voie à un essor du mouvement syndical, également à l’encontre de la gauche traditionelle (socialiste, communiste et anarchiste), mais avec le résultat de faire passer le nombre des travailleuses·eurs syndiqué·e·s d’un demi-million à deux millions, et d’établir la principale centrale syndicale, la CGT, en tant que force sociale incontournable, ce qu’elle est encore aujourd’hui.

Perón disait: «La organización es lo unico que vence la muerte» (l’organisation est la seule chose qui puisse vaincre la mort). Il a laissé après lui une des principales organisations ouvrières d’Amérique latine. À sa mort, Chávez, au contraire, ne laisse rien.

 

 

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