Antoine Chollet •
Le soulagement affiché par la plupart des commentaires suite aux résultats du second tour de l’élection présidentielle française ce dimanche 24 avril est bien compréhensible, compte tenu de la menace d’accession au pouvoir d’un parti fasciste. Il faut cependant désigner clairement ce résultat comme la catastrophe à peu près intégrale qu’il représente. En cinq ans, et alors qu’il disposait de tous les pouvoirs (mais peut-être aussi précisément parce qu’il en disposait), Emmanuel Macron a perdu un peu moins de deux millions de voix, Marine Le Pen en a gagné environ 2,7 millions, en progressant de 7,55 points, alors que la participation a reculé de 2,6 points par rapport à 2017 (et de plus de 8,3 points si on la compare à 2012).
En clair, cela signifie que le désastreux quinquennat qui s’achève a considérablement renforcé l’extrême droite tout en éloignant des urnes un nombre croissant de citoyen·ne·s et en détruisant complètement le système partisan. À gauche, la responsabilité en revient pour l’essentiel à la stratégie détestable de Mélenchon et de la France insoumise, qui consiste à détruire tout ce qui existe hors d’eux à gauche, stratégie que le parti a maintes fois explicitée tout en la pratiquant assidûment et, faut-il le dire, avec un certain succès.
On l’avait déjà observé pendant le premier mandat de Macron: le barrage contre l’extrême droite s’est peu à peu transformé en rampe de lancement pour cette dernière. Le résultat du 24 avril le confirme amplement. Même si Le Pen s’était maintenue à son étiage de 2017, cela aurait été un échec pour Macron. Mais là, bien loin du surplace, c’est un nouveau bond qu’elle effectue. Si cette croissance de l’extrême droite n’était que l’effet de l’inaction du pouvoir à son égard, on pourrait espérer un sursaut ces cinq prochaines années, afin de tarir la source qui abreuve depuis des années l’extrême droite, en France comme ailleurs: les inégalités économiques et sociales, la destruction des services publics, la paupérisation de couches entières de la population, etc. La réalité est cependant différente, et laisse craindre le pire pour la suite, car Emmanuel Macron s’est véritablement démené pour renforcer le Rassemblement national ces cinq dernières années, sachant que cette tactique irresponsable était la seule qui pouvait lui garantir sa réélection dans tous les cas de figure ou presque. Ni un barrage, ni un garde-fou, Macron a au contraire constamment été un incendiaire.
En 2017, juste après son élection, nous avions écrit que les idées de Macron étaient «réactionnaires (au sens précis du terme: revenir à un état antérieur de la société, fût-ce en la transformant radicalement), qui dessinent l’image d’une société sans solidarité, sans idéal d’égalité, sans liberté collective, dans laquelle n’existent que “les eaux glacées du calcul égoïste”, l’ambition effrénée, l’“enrichissez-vous” de Guizot et autres vieilleries qui auraient dû rester au magasin des antiquités mais qu’il a ressorties, les faisant paraître — suprême ironie — pour des innovations!» Il a pleinement montré la justesse de ce jugement durant son mandat, mais cela n’a été une surprise pour personne ou presque.
La référence à la guerre civile faite lors du débat d’entre-deux-tours (que Macron reprochait à Le Pen de porter dans son programme) en disait en réalité sans doute davantage sur les perspectives de ces prochaines années que sur la menace qu’une victoire de Le Pen aurait représentée. La politique menée ces cinq dernières années a en effet consisté en une série de provocations permanentes, une surenchère de propositions abjectes et de politiques aggravant les divisions sociales et les inégalités, en d’autres termes: le programme exact de quelqu’un·e qui chercherait à exacerber le conflit social. Le mouvement des gilets jaunes en a donné une illustration, y compris dans sa «gestion» qui a, elle aussi, été celle de l’alimentation constante et résolue de l’incendie. Il n’y a aucune raison de penser que ces réflexes, cette communication détestable, ces décisions iniques et ce style insupportable vont changer d’un millimètre lors du mandat qui s’ouvre.
Le problème est que, durant tout son mandat, le pouvoir de Macron n’a de plus en plus tenu qu’au travers d’une répression menée par la police, d’abord par l’incroyable violence que le gouvernement lui a demandé d’exercer contre le mouvement des Gilets jaunes, pour le combattre «quoi qu’il en coûte», puis par une gestion cauchemardesque de la pandémie qui a davantage ressemblé à la politique chinoise qu’à celle d’un État de droit. Or, comme tout le monde le sait, la police a voté à 70 ou 80% pour Marine Le Pen le 24 avril. Disons que la concomitance de ces deux faits élémentaires — une politique violemment antipopulaire et une police ayant massivement voté pour l’adversaire du pouvoir en place — n’est pas un gage absolu de stabilité politique…
Misère du présidentialisme
On le répète à chaque élection présidentielle, le système politique français est profondément dysfonctionnel, et ne répond pas aux standards minimaux que l’on est en droit d’attendre d’un régime représentatif. Le passage au quinquennat en 2002 en a fait disparaître les maigres contre-pouvoirs qui existaient encore, un parlement vidé de sa substance et l’inexistence quasi totale d’un vrai pouvoir judiciaire (notamment constitutionnel) venant parachever une concentration du pouvoir totalement inédite en Europe occidentale.
Comme nous l’écrivions début 2019, «avoir été élu président de la République avec 66% des voix et disposer d’une majorité confortable à l’Assemblée nationale ne signifie pas disposer d’un pouvoir absolu pendant cinq ans». C’est à plus forte raison vrai lorsqu’on n’en a rassemblé que 59% (et 20% des inscrit·e·s au premier tour), mais il faudra que les mouvements sociaux se donnent les moyens de contester ce pouvoir, et ils devront nécessairement le faire en dehors des partis politiques (le PS étant mort, et la France insoumise souhaitant avant toute chose arraisonner tout ce qui bouge à gauche, ce qui signifie, en réalité, la disparition desdits mouvements qui sont une menace contre son hégémonie).
Nous devons donc nous préparer à cinq années de combats sociaux et économiques. Pour les réformes, les transformations émancipatrices, les avancées sociales, en un mot: le progrès, il faudra encore attendre. D’ici là, il faudra se bagarrer pour que la régression ne soit ni trop forte, ni trop brutale, ni trop rapide.
On pourra relire quelques-uns de nos articles sur la situation française depuis 2017:
- «Une fin de règne glaçante en France», 23 décembre 2020
- «“Gilets jaunes”: quelques réflexions», 18 janvier 2019
- «France: le cauchemar continue», 10 mai 2017