Retour sur la table ronde au sujet des aéroports en lutte

Hervé Roquet •

Afin d’approfondir les réflexions initiées dans les différents articles du dossier du numéro 183, Pages de gauche a organisé le 24 février, avec la collaboration du SSP trafic aérien, une table ronde sur la thématique de l’aéroport de Genève comme carrefour de luttes. Nos trois intervenant·e·s étaient: Jamshid Pouranpir (secrétaire syndical du SSP trafic aérien), Martine Félix (membre du collectif Solidarité Tattes) et Lisa Mazzone (Conseillère aux États verte genevoise).


La table ronde a été ouverte par Antoine Chollet qui a brièvement rappelé le début dramatique de la guerre en Ukraine (qui a éclaté le jour même de la conférence) et notre solidarité envers le peuple ukrainien.

Jamshid Pouranpir a ensuite pris la parole et présenté un exposé détaillé de la longue dégradation des conditions-cadres des aéroports suisses et des conditions de travail du personnel aéroportuaire du pays. Il a commencé sa présentation par un rappel historique des différentes étapes clés de la privatisation du secteur aérien: notamment, l’accélération de la privatisation des aéroports dès 1993 sous pression de l’Union européenne, puis en 1999 le passage en mains privées de l’entreprise de contrôle aérien Skyguide, ainsi que le renforcement de la privatisation de Swissair sous les mauvais «conseils» de la (désormais célèbre grâce à Emmanuel Macron) société de conseil McKinsey. Le syndicaliste a rappelé que cette dernière privatisation s’est terminée par la débâcle du grounding, de l’injection de fonds publics et l et finalement le rachat de l’entreprise en 2005 par Lufthansa. Acquisition, qui n’a pas empêché la Confédération de réinjecter 1,5 milliard de francs en 2020 dans Swiss (ainsi que dans Edelweiss) sans demander la moindre contrepartie.

Jamshid Pouranpir a montré en quoi ces graves dégradations s’expliquent largement par une pression généralisée à la privatisation qui occasionne un nivellement par le bas de toute la branche au niveau national comme international. Le transport aérien échappe de plus en plus au contrôle étatique et au droit du travail. Les coûts élevés sont perçus et pensés avant tout comme des désavantages compétitifs des aéroports suisses, ce qui accroît la pression à la précarisation des emplois et à la diminution des salaires qui se concrétise dans l’extension très rapide du recours au travail auxiliaire et intérimaire. Ce constat est particulièrement visible dans les emplois liés à la sécurité de l’aéroport. En effet, de 2014 à 2018, il y a eu une augmentation de 21,6% des emplois publics liés à la sécurité alors que sur la même période le nombre d’emplois privés a augmenté de 75%.

Ces dégradations générales des conditions de travail à l’aéroport de Genève sont aussi particulièrement visibles dans la statistique des conflits sociaux du canton. Jamshid Pouranpir a rappelé que la moitié de l’ensemble des conflits de travail à Genève est lié à l’aéroport alors que celui-ci ne représente même pas 5% de l’ensemble des emplois à Genève.

Martine Félix a ensuite pris la parole pour apporter sa perspective critique face à la politique d’asile suisse, à la question des centres fédéraux soi-disant «d’accueil» (CFA) et en particulier à celui en construction à l’aéroport de Genève et à ses 250 lits de prévus. Elle a commencé par rappeler l’origine tragique du collectif Solidarité Tattes, qui avait vu le jour à la suite de l’incendie meurtrier des foyers des Tattes en 2015 à Genève où se trouvaient justement des requérant·e·s en situation précaire.

Le collectif a élargi son champ de lutte pour se battre contre tous les renvois, qu’il soit dit Dublin ou pas. Une des activités essentielles de ce collectif et d’essayer d’aider les personnes menacées de renvoi dans leur démarche administrative et juridique.

À propos de l’aéroport de Genève, la militante antiraciste a commencé par rappeler l’écart fondamental dans la perception et l’imaginaire associé aux aéroports (les vacances, les voyages, le soleil, etc.) et l’expérience traumatique et violente que ce lieu continue d’être pour beaucoup de personnes, en particulier les personnes renvoyées de force et contre leur volonté.

Elle a ensuite évoqué le scandale de l’emplacement du nouveau centre de renvoi de l’aéroport de Genève. Situé entre le tarmac, et une bretelle d’autoroute, il ne pouvait y avoir endroit plus inapproprié au niveau de la pollution sonore et de l’air pour loger des êtres humains. Elle a rappelé que de manière générale le canton de Genève semble tenir à cacher ses centres en limitant le droit d’y accéder. Ainsi dans le canton, une seule association a actuellement la possibilité de visiter les centres de renvoi.

Martine Félix a ensuite exposé qu’avec ce nouveau et grand centre de renvoi de l’aéroport, Genève se profile en tant que hub régional européen jouant ainsi un rôle central pour la police internationale européenne Frontex déjà réputée pour son intransigeance et sa violence. Maudet avait avancé qu’en prenant ce rôle-là, le canton recevrait moins de requérant·e·s de la part de la Confédération. Face à ce genre de calcul, la Genève dite «humanitaire» paraît décidément très loin.

Dans un parallèle frappant avec les propos tenus par Jamshid Pouranpir sur la privatisation du secteur aérien, elle a soulevé les nombreux problèmes liés à la privatisation de la gestion des centres de renvois dont une majorité est maintenant gérée par l’entreprise ORS, et dont la sécurité est elle aussi très souvent déléguée aux entreprises privées Securitas et Protectas. Cette privatisation a facilité la mise en place de règles de vie extrêmement strictes et proprement scandaleuses pour les résidant·e·s des CFA. Notamment:

  • Interdiction d’arriver en retard au repas, faute de devoir le sauter
  • Interdiction d’apporter de la nourriture à l’intérieur du centre
  • Passé l’heure de rentrée, il faut dormir dehors ou sur un banc à l’extérieur de sa chambre;
  • Fouilles éprouvantes et fréquentes des personnes et de leurs chambres
  • Si une règle est enfreinte, le requérant reçoit une «pénalité» sans que l’origine de la pénalité lui soit forcément indiquée. La pénalité est un prélèvement de 3 francs sur le 21 auxquels la plupart des personnes ont droit chaque jour

Elle a fini sa présentation en rappelant l’absurdité des coûts immenses de toute cette infrastructure policière et sécuritaire pour renvoyer de force et contre leur volonté des personnes souvent déjà très vulnérables.

Lisa Mazzone a commencé son intervention en rappelant ce constat simple, mais choquant: pour beaucoup de personnes renvoyées par avion, le renvoi constitue la première fois qu’elles montent dans un avion. Alors que la route parcourue pour arriver en Europe a été pour beaucoup longue et dangereuse et même mortelle pour certain·e·s, le fait d’être renvoyé·e en quelques heures constitue une défaite brutale et violente qui anéantit l’épreuve du trajet migratoire.

Ensuite, la Conseillère aux États verte a rappelé que 30% de l’impact suisse sur le réchauffement climatique vient du CO2. On pourrait donc s’attendre à une fiscalité sévère de ce secteur très polluant et qui profite surtout à la minorité qui voyage beaucoup par avion. Malheureusement la réalité est bien différente, l’aviation est une véritable niche fiscale. Absence de taxe sur les carburants (en particulier sur le kérosène) et absence de TVA, alors que le carburant représente environ 20% des coûts des compagnies aériennes et qu’une taxation du kérosène aurait donc un impact certain.

Lisa Mazzone a ensuite rappelé que 80% des destinations desservies par les aéroports en Suisse sont situés en Europe et qu’une grande partie de ces dernières sont donc suffisamment proches pour être rejointe en train en quelques heures.

Poursuivant son analyse au niveau de la planification politique, la militante écologiste a critiqué la logique de développement des aéroports en Suisse, celle-ci est encore pensée dans l’anticipation d’une demande toujours croissante. À force d’étendre et d’améliorer les infrastructures aéroportuaires par anticipation, la Suisse crée de fortes mesures incitatives encourageant l’augmentation du trafic aérien. Ainsi, l’excès d’anticipation — souvent appuyées par des analyses de cabinets externes — participe à la croissance rapide des déplacements en avion. Il serait faux de croire que l’offre ne fait que répondre à la demande. Dans le cas des aéroports, l’augmentation de l’offre appelle une augmentation de la demande qui peut s’observer dans la compétition acharnée des aéroports pour faire venir plus de compagnies et plus de clients.

Lisa Mazzone a confirmé considérer également que les aéroports sont des «carrefours de luttes». Ce sont des lieux où des acteurs privés ont étendu leur modèle d’affaires sur le dos du climat, des employé·e·s et de la qualité de vie des riverain·e·s et de leur santé. Sans compter les inégalités que ce modèle génère puisqu’il profite surtout à la minorité qui prend souvent l’avion. En Suisse, 5% de la population est responsable de 30% du trafic aérien. Les nuisances touchent de manière très inégalitaire la population puisque c’est presque systématiquement les quartiers populaires qui se trouvent en proximité directe des aéroports (par exemple Meyrin, Vernier, etc.). Les personnes les plus touchées par les nuisances sont justement celles qui profitent le moins des services aéroportuaires.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 183 (printemps 2022).

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