Antoine Chollet •
En 2016, au moment de la première élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, nous alertions face au danger fasciste que cette victoire laissait déjà entrevoir. Les semaines qui viennent de se dérouler depuis la passation de pouvoir le 20 janvier en ont maintenant amplement démontré la réalité, avec deux changements importants par rapport au premier mandat: l’alignement total du Parti républicain derrière son chef d’une part, et le ralliement de certains des patrons d’un secteur de la « tech » qui était jusque-là plutôt identifié comme « progressiste »[1].
Coup d’État aux États-Unis
Il faut savoir nommer les choses lorsqu’elles arrivent, cela fait partie de l’intelligence de la situation et de la préparation des actions à venir. Ce que Musk et son quarteron d’ingénieurs à peine sortis du collège sont en train de faire, sous le regard approbateur de Trump, est un coup d’État. La mise à l’écart du Congrès, avant les probables tentatives d’élimination des éléments gênants en son sein (par exemple les rares élu·e·s républicain·e·s qui décideraient d’entraver les ordres du président), le non-respect des décisions de justice signalant l’inconstitutionnalité totale d’une bonne partie des actions pilotées par la Maison Blanche durant ces premières semaines et la mise en coupe réglée de l’administration fédérale, notamment en licenciant les fonctionnaires récalcitrants, sont des preuves suffisantes de cela. Comme toujours lors des coups d’État, l’issue de celui qui se déroule sous nos yeux se décidera dans la rue et par la résistance des fonctionnaires – notamment au sein des forces de sécurité – qui choisiront de respecter la constitution plutôt que les ordres manifestement anticonstitutionnels en provenance de la Maison Blanche.
Sur ce point précis, la bataille se déroule en ce moment même sur le territoire américain. Hors des États-Unis, nous devons d’une part enregistrer et diffuser aussi largement que possible ce qui se passe (en n’oubliant pas que l’accès à l’information pourrait brutalement s’y réduire), et construire une solidarité avec les organisations qui, sur place, se battent contre ce coup d’État (dont l’issue, c’est important de le répéter, n’est pas encore décidée à ce jour). Il faut donc dès maintenant servir de relais internationaux aux forces démocratiques américaines (au sens le plus large du terme, ce qui pourrait comporter quelques surprises), d’abord pour les aider à lutter sur place, ensuite pour leur servir de refuge s’il le faut (ceci dépendant évidemment de l’issue dont nous parlions à l’instant).
Si ce coup d’État réussit, c’en sera fini de la première république américaine après presque 240 ans d’existence. Sous la pression des forces fascistes actuellement au pouvoir, le régime politique des États-Unis se transformera en une variante plus ou moins brutale d’autoritarisme (dans le meilleur des cas) ou en un nouveau modèle de totalitarisme (dans le pire).
Apprendre à résister
Il faut croire Trump sur parole lorsqu’il dit ce qu’il va faire, et savoir qu’il ment systématiquement sur les raisons pour lesquelles il le fait.
La succession extrêmement rapide des décisions fait pleinement partie du programme de Trump et des forces politiques qui le soutiennent, elle était d’ailleurs annoncée. Face à cela, il faut d’une part savoir que l’avalanche de décrets, de propositions et de discours apparemment délirants va se poursuivre, ce qui requiert d’en garder soigneusement la trace tout en ne succombant pas à leur accumulation. Il faut prendre note de ce qui se passe, sans penser que l’un ou l’autre de ces éléments a moins d’importance que d’autres. Ce qui doit être combattu, c’est le trumpisme tout entier, pas l’une ou l’autre de ses décisions prise séparément.
Sur le plan des discours, la situation paraît embrouillée tant les interventions sont chaotiques et apparemment incohérentes. En réalité, les choses sont au contraire assez simples, comme l’histoire des mouvements fascistes nous l’enseigne. Il faut croire Trump (ou Musk, ou Vance, ou les autres figures de l’administration) sur parole lorsqu’il dit ce qu’il va faire, et savoir qu’il ment systématiquement sur les raisons pour lesquelles il le fait.
Nous avions rappelé l’année passée l’importance de construire des alliances avec toutes les forces antifascistes. L’antifascisme est une coalition large, dont le point de jonction est qu’aucun projet politique n’est envisageable dans un régime où les libertés fondamentales et l’État de droit sont ignorés ou bafoués. Jusqu’ici aux États-Unis, ce programme minimal rassemblait la plupart du temps une large majorité des forces politiques et de la population, mais nous vivons des temps où cela n’est plus vrai. L’alliance doit donc devenir explicite et s’organiser.
Le début de la fin de l’empire américain ?
Les annonces faites depuis le 20 janvier sur le plan de la politique internationale sont d’une nature sensiblement différente. Contrairement à leur ton, fait des mêmes rodomontades et mouvements de menton dont Trump était coutumier lors de son premier mandat, elles signalent surtout un affaiblissement inédit de la puissance américaine. Trump à la Maison Blanche, c’est Make America Weak Again.
Les forces qui se sont emparées du pouvoir souhaitent visiblement que les États-Unis cessent d’assumer le coût de leur empire. Celui-ci n’est pas uniquement militaire. Tout le système international mis en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de l’ONU et ses diverses agences aux institutions de Bretton Woods, en passant par l’OTAN, représentait autant de relais de la puissance américaine, et nullement des entraves à cette dernière comme le prétend Trump. On peut en dire autant de l’agence de développement USAID, dont les fonds ont été coupés. Cet engagement international, qui bien sûr a un coût, a permis aux États-Unis d’être la puissance mondiale de la seconde moitié du XXe siècle et du premier quart du XXIe. Les décisions qui s’annoncent sont donc la marque d’un affaiblissement des États-Unis, leur retour à une gestion purement nationale des affaires internationales.
Si certain·e·s peuvent être enclin·e·s à se réjouir de cet affaiblissement, il faut se souvenir d’une part que la chute d’un empire a toujours des effets assez variés et difficilement prévisibles, et d’autre part qu’elle va se produire alors que la Russie et surtout la Chine aspirent à occuper la place désormais laissée vacante. Par ailleurs, l’abandon apparent de cette projection impériale ne signifie pas la disparition d’une politique expansionniste, cette fois-ci articulée à un nationalisme revendiquant le contrôle direct d’un prétendu «espace vital», comme les menaces à l’égard du Groenland ou de Panama l’ont immédiatement montré.
Les conséquences les plus immédiates de ce renoncement frappent bien sûr l’Ukraine et la Palestine. En capitulant sans condition face à Poutine, Trump livre non seulement l’Est et le Sud de l’Ukraine à l’autoritarisme russe, mais il donne également à ce dernier le signal qu’il attendait depuis des années que toute expansion sur son front ouest sera désormais tolérée. Ce qui restera de l’Ukraine, les pays baltes, la Géorgie, la Moldavie le savent très bien, la Pologne et la Roumanie aussi.
En Palestine, Trump va tenter de mettre en œuvre le rêve conjoint de sa base extrémiste évangélique (et férocement antisémite, le salut nazi de Musk étant venu opportunément le rappeler) et de l’extrême droite israélienne visant une épuration ethnique totale de la bande de Gaza dans un premier temps, puis de l’ensemble de la Cisjordanie. Croire que l’opposition des pays arabes à une telle déportation en signera nécessairement l’échec paraît exagérément optimiste.
Le troisième territoire dont la population doit commencer à sérieusement s’inquiéter est Taïwan. Là aussi, le parapluie américain qui a jusqu’ici permis à l’île d’échapper au pouvoir autoritaire de Pékin va probablement se refermer, avec la probable conséquence d’une opération militaire chinoise à assez brève échéance pour la conquérir.
Quel rôle pour l’Europe, et la Suisse ?
L’Europe se retrouve face aux empires qu’aspirent à être la Russie et la Chine, dont nous avons déjà plusieurs fois signalé le caractère tyrannique[2] et qui sont aujourd’hui considérablement renforcés par la politique de Trump, et à des États-Unis en voie de fascisation. Dans ces conditions, le continent semble être le dernier endroit dans le monde capable de résister à ce déferlement de violence, politiquement, mais surtout économiquement et militairement.
Cette capacité de résistance se trouve cependant confrontée à deux éléments contraires. Le premier, c’est que de nombreux États européens ont déjà rejoint le trumpisme, lorsqu’ils ne l’ont pas précédé. On pense évidemment à la Hongrie, mais aussi à l’Italie, et demain peut-être à l’Autriche, à l’Allemagne et à la France, où les extrêmes droites sont aux portes du pouvoir et l’influencent déjà de façon décisive. Il faut ajouter que la rapidité de l’alignement des différents gouvernements sur les positions de Trump n’incite guère à l’optimisme sur ce point.
Le second élément qui rend une telle résistance improbable, bien qu’elle ne soit pas impossible, c’est qu’elle va demander des décisions politiques fortes au niveau européen. En clair, il faut une politique massive et urgente d’investissement dans le domaine des technologies de l’information, une réindustrialisation extrêmement rapide (l’Europe se trouvant toutefois sur ce plan dans une bien meilleure position que les États-Unis ou la Russie, rappelons-le) et la création d’une force armée européenne capable d’intervenir sur le continent. Cela suppose aussi de créer enfin cette fédération européenne dont l’Union européenne n’est qu’une première et trop faible approximation. Ici aussi, rien n’est joué mais les prochains mois vont être décisifs. Les moments de crise sont précisément ceux pendant lesquels les choses évoluent très rapidement, et ce qui paraissait impensable hier peut devenir réalité, pour le pire comme pour le meilleur.
Quant à la Suisse, les réactions de la présidente de la Confédération Karine Keller-Sutter au discours du vice-président américain à la conférence de Munich clarifient les choses. Comme elle en a l’habitude (faut-il rappeler le discours du Conseiller fédéral Pilet-Golaz intimant à chacun de s’adapter au nouvel ordre sur le continent en 1940?), la Suisse officielle s’aligne sur les nouvelles forces à l’œuvre pour sauvegarder les intérêts de sa place économique et financière, y compris si ça doit se faire contre l’Europe. Le manque d’empressement à mettre en œuvre les sanctions internationales contre la Russie à la suite de son agression contre l’Ukraine, tout comme la précipitation mise par les autorités suisses à signer des accords commerciaux avec la Chine, prennent soudain dans ce contexte une signification assez précise: la Suisse souhaite jouer sur tous les tableaux en même temps (et elle a de bonnes chances d’y parvenir).
Nous savons depuis longtemps que les autorités suisses ne défendent jamais la liberté et la démocratie hors des frontières du pays (quand elles n’y soutiennent pas activement leurs ennemis). Nous devons donc nous contenter, en attendant mieux, d’user de cette liberté et de cette démocratie, qui sont tout à fait réelles en-deçà desdites frontières et sont appelées à le demeurer, pour offrir tout le soutien possible aux mouvements, organisations et individus qui se battent pour elles au-delà.
[1] Que cette identification ait pour l’essentiel procédé d’une erreur avait déjà été amplement démontré par les personnes qui travaillaient sur le sujet, la « Silicon Valley » étant en réalité un repaire de suprémacistes blancs, d’eugénistes et d’opposant·e·s forcené·e·s à l’idée d’égalité entre les êtres humains. Sur le sujet, en français, on pourra lire et écouter Sylvie Laurent (Capital et race, histoire d’une hydre moderne, Paris, Le Seuil, 2024; «Comment les États-Unis sont entrés dans l’ère techno-réactionnaire», Libération, 14.01.2025; «L’internationale fasciste», Mediapart, 17.02.2025).
[2] Sur la Chine, on consultera notre dossier : «La Chine : un nouveau totalitarisme».
Illustration: Cicéron dénonce Catilina, fresque de Cesare Maccari (Palais Madame, Rome). Crédits photographiques: Wikipédia.