L’hagiographie (la vie des saint·e·s) n’appartient pas, normalement, à la littérature de gauche, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un récit à la première personne. Il est dès lors un peu surprenant, à la lecture du dernier ouvrage de Jean-Claude Rennwald, d’avoir à plusieurs reprises la désagréable impression de lire l’une de ces productions dont l’église était naguère friande. À cet égard, le sous-titre du livre égare plus qu’il ne renseigne sur son contenu : il s’agit du roman politique d’un homme, et non d’une génération.
Son parcours serait-il exemplaire de certaines valeurs de gauche que cette exposition aurait un sens, mais apprendre que le camarade Rennwald est universitaire, certes fils d’un contremaître et d’une horlogère, qu’il s’est marié et a eu des enfants (alors que sa femme lâchait son poste de secrétaire de direction dans la foulée), que c’est Jacques-Simon Eggly lui-même qui l’a appelé pour le recruter au très libéral Journal de Genève, qu’il a été élu au Conseil national deux ans après avoir adhéré au Parti socialiste, qu’il a fait des voyages « pas bon marché » depuis que ses filles sont « sorties de la coquille », qu’il pense que Pascal Couchepin a « la stature d’un homme d’État » et qu’il souhaiterait maintenant écrire de la fiction et se consacrer à sa famille, voilà qui s’apparente plutôt aux aventures bien banales et banalement conformistes de n’importe quel notable, fût-il socialiste.
Il est cependant, dans ce qu’écrit Jean-Claude Rennwald, quelques expériences qui, elles, ont un vrai sens politique. Je pense en particulier à tout ce qui concerne la presse syndicale et, plus généralement, de gauche, dans laquelle l’auteur a été très engagé pendant de nombreuses années. Il rappelle ainsi le projet de Jet d’Encre, un hebdomadaire socialiste lancé en 1993 par Yvette Jaggi et Jean-Pierre Ghelfi, entre autres. Le journal ne dura point, parce que, pour l’auteur, « la majorité des socialistes romands n’avaient pas – et n’ont toujours pas – compris l’importance d’un tel journal » (p. 58). Dix ans après la fondation de Pages de gauche, nous avons montré qu’il est malgré tout possible de maintenir un journal de gauche en Suisse romande, bien qu’il s’agisse toujours d’une expérience périlleuse, cela va sans dire.
Le projet éditorial le plus ambitieux auquel Jean-Claude Rennwald a participé demeure toutefois pour lui le lancement de L’Événement syndical en 1998, fruit de la fusion des organes de presse romands de la FTMH (La Lutte syndicale, dont il était le responsable) et du SIB (Nouveau syndicat). Comme il le note, la presse syndicale a en fait anticipé de plusieurs années la fusion en 2005 des deux syndicats eux-mêmes, qui forment désormais Unia. Il ajoute, et l’on ne peut qu’être d’accord avec lui, « qu’un journal syndical qui serait celui de toutes les fédérations de l’USS en Suisse romande aurait, avec plus de 100’000 exemplaires (et touchant près d’un Romand sur dix), une force de frappe journalistique, syndicale et politique de grande envergure » (p. 64). Un autre projet d’avenir caressé par Rennwald, qui serait tout à fait passionnant à réaliser, concerne la création d’une radio syndicale (p. 124). À force de constater le dérapage droitier, conformiste et totalement acritique de la SSR, il faudrait peut-être en effet envisager un jour de créer quelque chose d’autre (non pas une télévision, car c’est un média qui rend l’information sérieuse extraordinairement difficile à produire, mais une radio : plus souple, moins chère et plus substantielle dans son contenu). S’il note que bien des dirigeant·e·s de l’appareil syndical ont toujours été très hostiles à la presse syndicale, il oublie d’ajouter qu’une radio ou un journal couvrant tous les syndicats devrait impérativement, pour ne pas imiter stupidement la presse et les médias dominants, adopter un fonctionnement démocratique et, osons le terme, auto-gestionnaire. Si certains syndicats s’inquiètent d’un journal unique, c’est aussi parce qu’ils redoutent, à juste titre, le pouvoir d’une rédaction en chef dont l’orientation ne pourra jamais plaire à tout le monde. Comme partout ailleurs dans le mouvement ouvrier, et en accord avec le cœur de ses revendications, sus aux hiérarchies et la parole à la base !
Dans son livre, Jean-Claude Rennwald rappelle aussi l’indispensable organisation des syndicats au niveau international. La Suisse a toujours été en pointe sur cette problématique, ayant très tôt hébergé des fédérations internationales sur son territoire, dans un État alors plus libéral que la plupart de ses voisins (notamment au 19e siècle)[1]. De nos jours encore, Renzo Ambrosetti et Vasco Pedrina, anciens dirigeants syndicaux suisses, occupent des fonctions importantes au sein de fédérations syndicales internationales. N’oublions pas que cette dimension répond à l’internationalisme, valeur cardinale du mouvement ouvrier, parfois oubliée en ces temps de crise et de prétendue concurrence entre les travailleuses·eurs des différents pays.
Certaines des descriptions des « rites » du parlement fédéral sont amusantes, d’autres importantes, qui mériteraient d’être répétées plus souvent. Par exemple, pour nuancer la centralité des tractations dans les commissions parlementaires, Rennwald écrit que « lorsque les forces du travail et du capital sont face à face, la tactique ne pèse pas d’un très grand poids » (p. 83). On le sait, la gauche a toujours été minoritaire à Berne, et le travail des parlementaires socialistes se limite la plupart du temps à se faire battre par la droite. Il est également question du parlement de milice, à propos duquel Jean-Claude Rennwald déclare qu’il est « un mythe et que le moment est venu de passer à la vitesse supérieure, c’est-à-dire à un parlement professionnel » (p. 97). Je partage l’avis de l’auteur sur ce point, car, dans un système représentatif, l’équilibre des pouvoirs est crucial. La force du gouvernement et de l’administration doit être fermement contrebalancée par un parlement puissant, disposant de ses propres ressources et informations (notamment statistiques et budgétaires, point crucial en Suisse puisque l’Administration fédérale des finances est peuplées d’incompétent·e·s ou de menteuses·eurs, sans savoir laquelle des explications est la plus inquiétante). Cela fait longtemps que nous savons que la « milice » tant vantée par la mythologie politique suisse penche en faveur de la droite, dont les parlementaires sont grassement payés par leurs entreprises, cabinets d’avocat ou associations patronales, et peuvent dès lors se permettre de siéger à Berne pour trois fois rien[2]. La démocratie demande des citoyen·ne·s bénévoles, le gouvernement représentatif implique des professionnel·le·s de la politique ; mélanger les deux peut avoir des effets assez désastreux.
[1] Sur ce sujet, on pourra lire : Dan Gallin, Adrian Zimmermann, « Les syndicats suisses et le mouvement ouvrier international : des internationales au solifonds », in Valérie Boillat (et al.), La valeur du travail, Lausanne, Antipodes, 2006, pp. 274-279.
[2] La situation s’est bien heureusement un peu améliorée ces vingt dernières années, tout en restant insatisfaisante.
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