Qu’est-ce qu’un féminisme internationaliste ? Réponse à Solidarités

La rédaction •

À la suite d’un article factuellement faux publié dans le bimensuel Solidarités et qui fait à Pages de gauche un faux procès absurde, nous rétablissons les faits, tout en espérant que le journal et l’organisation Solidarités acceptent de débattre démocratiquement des divergences d’opinion qui nous séparent.

Les faits

Pages de gauche est un journal indépendant (sans appartenance partisane) se revendiquant d’un socialisme démocratique. Il est publié actuellement quatre fois par an, soit chaque trimestre et se centre sur des dossiers thématiques. Depuis 2019, nous avons ajouté aux rubriques «poing» et «rose» un «casse-noix» visant les paroles ou comportements antiféministes d’une personne ou une organisation de gauche. Le casse-noix du dernier numéro, qui a suscité le commentaire mentionné plus haut, avait la teneur suivante :

Ce texte fait environ 400 caractères et il n’aura échappé à personne qu’il ne constitue pas une argumentation détaillée. Néanmoins, il vise sans ambiguïté possible les «féministes qui soutiennent le Hamas et son idéologie théocratique patriarcale au nom du féminisme et de l’alliance de tous les dominé·e·s». Le texte ne mentionne pas la Grève féministe et le logo qui l’accompagne, qui est le symbole d’un féminisme inclusif, n’est pas, à notre connaissance, la propriété de la Grève féministe. Nous utilisons ce nouveau logo dans chaque numéro depuis 2023.

À la suite de la parution du no 190 du journal, nous avons reçu le 7 février 2024 un courriel d’une membre de la Grève féministe vaudoise, pour nous demander pourquoi nous avions utilisé ce logo et accusé la Grève féministe, car celle-ci ne lui semblait pas coupable des faits que nous mentionnons. Nous avons répondu le 20 février 2024 que nous ne parlions pas de la Grève féministe, et avons fourni quelques exemples de prises de position de féministes que nous dénoncions[1]. La Grève féministe vaudoise était en copie de cet échange de courriels, qui s’est arrêté là.

Dans son numéro du 8 mars 2024, Solidarités publie un article de Tamara Knezevic, qui prétend intervenir pour la Grève féministe vaudoise, rempli d’inexactitudes, d’erreurs logiques et de citations tronquées de notre rubrique de 400 caractères. L’autrice du texte admet se sentir visée, probablement parce qu’elle y défend une position proche de celle que nous dénonçons.

Ces faits nous conduisent à être prudent·e·s quant à la revendication de certaines personnes de représenter la Grève féministe. Le collectif vaudois de l’organisation a fait une déclaration, publiée sur son site, qui dit rejoindre «un appel internationaliste des organisations et collectifs féministes (29.10.23)» condamnant «les nombreux meurtres de civils perpétrés par le Hamas le 7 octobre». Ce texte a fait l’objet récemment d’un commentaire d’un article de 24 Heures publié le 10 mars 2024, dans lequel «Lucile» répond au nom du collectif dans les termes suivants:

«Dans le texte, nous condamnons explicitement les meurtres du Hamas et l’ensemble des attaques visant des civils israéliens. C’est clair», se défend-elle. «L’appel date de fin octobre, il ne mentionne pas directement les viols car ils n’étaient pas attestés alors comme ils le sont aujourd’hui, mais c’est clair que nous les condamnons.» La situation à Gaza est «un enjeu féministe», ajoute-t-elle. «On condamne la politique génocidaire qui y est menée et on dénonce l’instrumentalisation du féminisme faite par l’État d’Israël pour la justifier.»

C’est donc au journal Solidarités et non à la Grève féministe vaudoise (qui, elle, a explicitement condamné les meurtres du Hamas) que nous répondons pour réaffirmer notre position, quel que soit le titre que Tamara Knezevic a utilisé.

Mensonges, errements et irresponsabilité du journal Solidarités

Nous ne reviendrons pas sur la description déformée de notre casse-noix dans le texte de Tamara Knezevic. Elle en a clairement fait une fausse lecture. Comme nous lui avions par le passé donné la parole dans le cadre d’un article sur les engagements féministes, nous aurions pu nous attendre à ce que ce canal de communication soit à nouveau utilisé pour vérifier les faits avant d’attaquer Pages de gauche.

La principale erreur logique et politique que l’on trouve dans ce texte, et dans les autres prises de positions des féministes que nous dénonçons, c’est de penser que le soutien à la cause palestinienne et la solidarité avec les femmes palestiniennes seraient en contradiction avec la condamnation du Hamas et des violences que ses militants ont commises le 7 octobre. Alors que nous dénonçons l’absurdité de défendre les violences du Hamas et sa stratégie au nom du féminisme, on nous oppose la solidarité avec la cause palestinienne, ce qui constitue un contresens absolu. Le Hamas n’est pas la Palestine et n’a clairement aucun projet émancipateur pour elle ou pour les femmes palestiniennes. En prétendant que dénoncer le Hamas revient à attaquer le peuple palestinien, on ne fait qu’utiliser la même rhétorique que celle du gouvernement Netanyahou et ses soutiens lorsqu’ils et elles assurent que toute critique à leur égard est une négation du droit à l’existence de l’État d’Israël.

La seconde erreur, qui relève franchement de la malhonnêteté intellectuelle, est d’affirmer que nous avons qualifié d’antisémite la solidarité avec la Palestine, quand le texte dit clairement que nous jugeons que des féministes qui nient les violences envers les femmes juives et israéliennes font preuve d’antisémitisme et d’antiféminisme. Nous invitons Tamara Knezevic et Solidarités à lire notre dossier sur l’antisémitisme pour prendre connaissance de notre position sur le sujet.

Il ne nous paraît pas extravagant de considérer que les mouvements féministes doivent prendre en compte les vécus et les discours des femmes juives, que celles-ci se revendiquent du féminisme ou non. Nous accuser pour cette raison d’«islamophobie», d’être les «messager·es de la propagande de (l’extrême) droite fascisante» et de «fémonationalisme» (l’instrumentalisation d’un discours féministe à des fins racistes) montre que l’autrice ne sait pas de quoi elle parle. On peut tout à fait dénoncer le fait que Netanyahou se serve des femmes israéliennes victimes de violences sexuelles pour justifier sa politique inhumaine sans pour autant minimiser ou nier ces violences. Loin d’instrumentaliser le féminisme, nous relevons que le refus de Netanyahou et de son gouvernement de collaborer avec l’ONU pour enquêter sur les violences faites aux femmes lors du 7 octobre montre bien qu’ils n’en n’ont strictement rien à faire.

Une solidarité démocratique de gauche

Notre rythme de publication trimestriel et nos forces rédactionnelles restreintes font que Pages de gauche n’a pu communiquer aussi régulièrement que souhaité, ni probablement que souhaitable, sur la situation à Gaza et dans le reste du Moyen-Orient. Nous prenons ici le temps de faire quelques commentaires sur la manière dont nous concevons une véritable solidarité avec le peuple palestinien dans cette situation.

Nous n’attribuons pas aux individus une position politique qui découlerait naturellement de leur identité, qu’elle soit religieuse, nationale ou autre. Inclure des personnes juives dans nos actions et réflexions politiques ne revient pas à soutenir la politique israélienne ; soutenir un processus de paix entre Israël et la Palestine ne suppose pas de célébrer les actions de toutes les forces politiques palestiniennes ; cela paraît évident mais il semble apparemment nécessaire de le préciser. Nos allié·e·s de la gauche israélienne existent et elles et ils se mobilisent pour défendre la population palestinienne et dénoncer les atrocités que les colons ou l’armée lui font subir. Il existe également, en Palestine, des forces progressistes qui n’approuvent pas les actes du Hamas, ni ses discours. Face aux confusions ambiantes, il est nécessaire de contester en même temps les discours racistes et antisémites, autant ceux qui assimilent tou·te·s les civil·e·s israélien·ne·s – et les Juives·fs – à des colons, que ceux, constamment alimentés par certains médias, qui présentent les Palestinien·ne·s ou les Arabes comme des sauvages assoiffé·e·s de violence.

Soutenir l’indépendance de la Palestine et condamner l’anéantissement en cours de Gaza et de ses habitant·e·s est une chose, et nous partageons ces positions. Mais affirmer un soutien «inconditionnel» à la «résistance» comme le fait l’article paru dans Solidarités, y compris donc aux méthodes criminelles du Hamas, en est une autre et relève d’une politique pour laquelle la fin justifie tous les moyens. La gauche démocratique n’a jamais refusé l’usage de la violence par principe, mais elle ne peut non plus le défendre sans limite ou dans n’importe quelles circonstances. De plus, dans le cas d’espèce, les moyens choisis par le Hamas le 7 octobre ont été décidés par une petite élite d’hommes riches, vivant hors de Gaza et qui n’a pas à assumer les conséquences concrètes de ses décisions. Pour cette élite, la vie des Palestinien·ne·s n’est qu’une variable dans leurs calculs destinés à conserver leur pouvoir. Les chefs du Hamas (nul besoin de féminiser ici) savaient très bien que l’armée israélienne allait détruire Gaza, et cela ne les a pas empêchés de choisir de commettre les massacres de civil·e·s qui ont déclenché une nouvelle vague d’actions militaires israéliennes. C’était même très précisément l’objectif poursuivi, refuser de le voir et de le comprendre confine à l’aveuglement.

Ni la colonisation ni l’oppression en général ne justifient en tant que telles les violences commises par le Hamas contre les civil·e·s israélien·ne·s. Rien ne justifie non plus l’atroce massacre en cours décidé par le gouvernement et mis en œuvre par l’armée israélienne. Mais nous n’avons pas à choisir entre deux partis de la mort et à nous enfermer dans ce vide de la pensée qui tient lieu de programme à tant d’organisations depuis le 7 octobre. Le journal Solidarités peut clamer éhontément son humanité, mais défendre un droit inconditionnel à la violence contre les civil·e·s sous quelque forme que ce soit pour résister à les violences et l’oppression revient à légitimer également les bombardements indiscriminés de l’armée israélienne. Si tous les moyens sont permis, alors la règle vaut pour tout le monde, et que le meilleur (en l’occurrence le plus fort) gagne. Cette logique politique n’a rien à voir avec l’émancipation, l’autonomie des peuples ou le respect de l’égale dignité des vies humaines. Une lutte de libération, on l’a dit et répété maintes fois (de la Résistance contre le nazisme aux guerres de décolonisation, des combats du mouvement ouvrier et syndical au féminisme et aux luttes antiracistes), doit libérer l’oppresseur aussi bien que l’opprimé·e, sinon c’est une simple lutte de pouvoir dans laquelle les opprimé·e·s n’ont guère de chances de triompher.

Enfin, sauf à accréditer les fadaises poutinistes sur les «provocations» ukrainiennes qui auraient contraint la Russie à intervenir, la comparaison de la guerre en cours à Gaza avec l’agression russe en Ukraine a toutes les chances d’obscurcir la compréhension des événements, dans un cas comme dans l’autre. Le seul point de comparaison pertinent est de souligner que la sécurité des Ukrainien·ne·s comme celle des Palestinien·ne·s ne sera assurée que si Poutine d’une part et Netanyahou d’autre part (et les forces politiques qu’ils représentent) perdent le pouvoir. C’est cela que signifie «libérer l’oppresseur», faire sortir son peuple de la sujétion envers un pouvoir liberticide. Espérer provoquer cette libération en massacrant une fraction de ce peuple, aussi petite soit-elle, ne s’appuie sur aucun précédent historique connu et a toutes les chances de produire l’effet exactement inverse. Pages de gauche soutient donc un cessez-le-feu immédiat et permanent qui seul permettra de reconstruire des règles démocratiques et de faire entendre les voix du peuple et de la gauche palestinienne dans un projet qui peut être approprié et discuté par les premières personnes concernées. Compte tenu de ses méthodes et des valeurs qu’il professe, nous ne pensons pas que le Hamas partage ce projet, et cela nous paraît faire partie des responsabilités d’une gauche internationaliste de le dire, mais nous défendons le droit du peuple palestinien à vivre en paix et à se prononcer sur son avenir, ce qu’il ne peut plus faire depuis des années. C’est avec ce peuple que nous sommes solidaires, et avec les militant·e·s qui, en Israël, combattent le gouvernement d’extrême droite conduit par Netanyahou. Qu’il semble impossible qu’une alliance entre le premier et les second·e·s se noue est à nos yeux un cauchemar, mais c’est celui dans lequel nous vivons depuis le 7 octobre.


[1] Voici la liste que nous avons transmise à la Grève féministe, à titre d’exemples: 

Cet article a été modifié sur des points factuels le 30 mars et le 27 avril 2024.

antoine_chollet